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dehors de la Grèce. M. Rohde a prouvé qu’on avait tort et il a réuni à la grande chaîne cet anneau séparé. Il est donc aujourd’hui démontré que, dans cette admirable littérature, tout se lie et se tient, que ce grand arbre, depuis ses racines jusqu’à ses dernières branches, est d’une venue, qu’il a poussé librement, sans jamais être contraint dans sa direction, sans qu’on l’ait altéré par aucune greffe étrangère, que toutes ses fleurs et tous ses fruits, même les plus tardifs, lui appartiennent, qu’en l’observant de près on peut suivre son développement naturel et qu’on aperçoit ce que chaque saison ajoute à sa croissance. Ce résultat important me semble mériter la peine que nous suivions un moment M. Rohde dans ses savantes recherches.


I

Avant d’arriver à l’étude de la décadence grecque, d’où le roman est sorti, M. Rohde croit devoir jeter un coup d’œil en arrière et rappeler rapidement ce qui faisait le caractère distinctif, ce qui était le principal intérêt des œuvres d’art à l’époque classique. On sait que la poésie grecque a vécu, pendant ses plus belles années, d’un certain nombre de récits, transmis par la tradition depuis les temps les plus lointains et accumulés dans la mémoire du peuple. Ils se reproduisent sans cesse et sont le fond de ces poèmes de tout genre qui ont fait l’admiration du monde. Les Grecs n’éprouvaient pas alors le besoin de créer des sujets nouveaux, les anciens suffisaient à tout. Les spectateurs qui allaient au théâtre d’Athènes écouter une pièce d’Eschyle ou de Sophocle ne s’attendaient pas à l’imprévu, comme aujourd’hui ; ils savaient que Clytemnestre tuerait son mari et qu’elle serait tuée par son fils ; ils connaissaient par cœur les malheurs d’Œdipe et de sa famille. Le plaisir consistait pour eux à voir comment ces sujets antiques seraient traités d’une façon nouvelle et de quelle manière on arriverait à les émouvoir sur des aventures qui les avaient émus tant de fois. Il faut avouer que cette curiosité était plus noble que celle qui s’attache de nos jours aux combinaisons habiles de l’intrigue, qui, au lieu de demander au poète de peindre les passions de l’âme, le force à devenir une sorte de manœuvre qui agence adroitement des situations compliquées et captive un public distrait par des coups de surprise et des tours de force.

Du moment que les Grecs se contentaient de ces vieilles histoires, quel avantage ne trouvait pas le poète à les ramener sans cesse devant leurs yeux ? D’abord il n’avait pas besoin de perdre un acte ou deux à faire connaître ses personnages : leur nom seul, dès qu’il