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ont accepté docilement cette même règle et l’ont subie sans se plaindre, c’est que précisément dans leur système le caractère décidait, engendrait, créait les situations.

La différence est si profonde que, vers les dernières années du XVIIIe siècle, quand les novateurs, conduits par Diderot, essaieront de secouer la domination que le souvenir de Racine et de Molière exerce encore sur le théâtre français, la formule de Saint-Évremond deviendra leur mot d’ordre. Parcourez les longs commentaires explicatifs, justificatifs et laudatifs que Diderot a mis en tête de son Fils naturel et son Père de famille. « Subordonner dans tous les genres les conditions aux caractères, » tel est selon lui le progrès que le XVIIIe siècle doit accomplir sur le siècle qui l’a précédé. « C’est aux situations à décider des caractères, » voilà ce qu’il ne cesse de proclamer sur tous les tons, ce qu’il tente de prêcher d’exemple, ce qu’il considère comme la formule d’une révolution qui renouvellera l’art dramatique. Ce sont aussi les expressions de Grimm dans sa Correspondance. Les situations d’abord, les caractères ensuite, et les caractères décidés par les situations. Diderot a échoué, comme on sait ; Sedaine a presque réussi ; quelques années plus tard, au grand dommage de la littérature et du goût, Beaumarchais a triomphé. Certes, loin de nous la pensée de comparer un seul instant ce grand et noble Corneille à quelque homme que ce soit du XVIIIe siècle. Un poète est toujours poète et dans le XVIIIe siècle tout entier vous chercheriez vainement l’ombre d’un poète. Il est permis toutefois d’indiquer le rapprochement. La théorie de Diderot, c’est bien la théorie de Corneille ou du moins la théorie de Saint-Évremond et de ses contemporains, un poète comme l’auteur du Cid et de Polyeucte étant toujours fort au-dessus et par conséquent un peu en dehors des théories. Et cette théorie, à cent ans d’intervalle, par Saint-Évremond comme par Diderot, c’est bien contre Molière et contre Racine que nous la voyons dirigée. Je n’en veux d’autre preuve que ce passage de Grimm, rompant une lance pour Sedaine : « Si l’on était curieux de se faire lapider par la canaille des beaux esprits, on leur prouverait que, sans rien diminuer de l’admiration pour le génie de Molière, la véritable comédie n’est pas encore créée en France. » A plus forte raison la tragédie. Examinerai-je maintenant la question de savoir quelle était, de la conception dramatique de Corneille ou de Racine, la plus voisine de la perfection ? C’est une vieille querelle, une querelle oiseuse vraisemblablement et peut-être impossible à trancher. A une certaine hauteur, les règles s’évanouissent en quelque sorte, et devant la critique toutes les belles œuvres deviennent égales. C’est ici qu’il faut se souvenir de la leçon de Molière et ne pas chicaner son plaisir ou raffiner sur son émotion. Il serait puéril de mettre Polyeucte d’une part, Athalie de l’autre, et de se demander si c’est Athalie qu’il faut préférer à Polyeucte ou si c’est Polyeucte qu’on doit mettre au-dessus d’Athalie. Et puis