Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’héroïsme a des intermittences, et que le sacrifice est vraiment hors de l’ordre commun ; mais l’amour, au contraire, est de tous les âges et de toutes les conditions. Si nous avions la main sur la garde de l’épée de Rodrigue, combien sommes-nous qui tirerions l’épée hors du fourreau contre le père de Chimène, mais surtout combien qui prononcerions à la face de Chimène l’héroïque parole :

Je le ferais encor si j’avais à le faire ?


Hélas ! comme dit un autre poète : « Nous sommes trop pleins du lait de l’humaine tendresse. » Et si l’on a par hasard cette gloire d’être Rodrigue ou Polyeucte, on ne l’est qu’une fois dans sa vie, par le privilège d’une situation singulière, dans des conditions qui ne se reproduisent pas deux fois les mêmes ; mais on est Bérénice, et Roxane, et Phèdre du jour que l’on a vu Titus, Bajazet, Hippolyte, on l’est pour toujours, et si l’on n’en vit pas, on en meurt. Changez les noms, c’est notre histoire à tous. Roxane assassinait hier le Bajazet qui la trompait et s’asphyxiait sur son cadavre. Phèdre se jettera demain dans la Seine, et sous toutes les latitudes, à toute heure du jour, il y a quelque part quelque Titus qui brise et qui broie le cœur de quelque Bérénice. Dimittit invitus invitam. Puisse la mémoire de Racine pardonner ces comparaisons presque irrespectueuses I En découronnant ces nobles et charmantes figures de leur auréole de poésie, j’ai comme la conscience de commettre une sorte de crime. Les transposer c’est les trahir, et c’est presque les insulter que de leur enlever leur diadème de sultane et de reine. Je crois cependant que c’est montrer aussi plus clairement que de toute autre manière ce qu’il y a, dans cette poésie pénétrante et dans ce drame qu’on ose bien qualifier d’artificiel, de vide et de froid, non-seulement d’observation et de connaissance du cœur humain, mais de réalité.

L’opposition n’est pas encore assez profondément marquée. Saint-Évremond, grand partisan et défenseur de Corneille, a dit un jour : « J’avoue qu’il y a eu des temps où il fallait choisir de beaux sujets et les bien traiter, il ne faut plus aujourd’hui que des caractères. » Nous touchons ici le fond du débat. « J’ai soutenu, disait-il encore, qu’il fallait faire entrer les caractères dans les sujets et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères… et qu’enfin ce n’est pas tant la nature que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre. » Saint-Évremond a bien vu. La subordination des caractères aux sujets, voilà ce qu’on appellerait justement la formule du théâtre de Corneille, — la subordination des sujets aux caractères, voilà l’originalité du théâtre de Molière et de Racine. Corneille, comme le font ses contemporains, choisit son sujet d’abord et le choisit, selon le mot de Racine, « chargé de matière, » fécond en incidens, fertile en