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et qui répondit : « Je connais mes planches et je connais aussi mon public, c’est pour lui que je joue. » Les politiques réalistes s’affranchissent volontiers des lois de convention établies par la sagesse vulgaire et qui sont considérées généralement comme les principes de l’art de réussir ; ils gagnent la partie contre toutes les règles, c’est qu’ils connaissent leurs planches et leur public, il leur arrive souvent d’éventer eux-mêmes leurs secrets par des paroles ailées, par des indiscrétions volontaires et calculées. Ils ne craignent pas de déclarer hautement à l’avance qu’ils nourrissent de grands desseins, qu’ils sont résolus à tout oser ; ils excitent ainsi partout des étonnemens, des inquiétudes, des jalousies. Les uns refusent de les prendre au sérieux ; ces incrédules seront surpris et déçus par l’événement. Les autres, toute réflexion faite, sont disposés à entrer dans le jeu ; on leur répond : « Nous mettons notre amitié aux enchères, elle est acquise non au plus digne, mais au plus offrant. »

Le premier soin de Frédéric en montant sur le trône fut d’expédier à la cour de France et au cardinal de Fleury, en qualité d’envoyé extraordinaire, le colonel de Camas, ci-devant réfugié français. Il y avait alors à Berlin un ministre de France à qui il manquait une main, et le jeune roi disait que pour s’acquitter de tout ce qu’il devait au souverain de la France, il lui envoyait un ambassadeur qui n’avait qu’un bras. Il rédigea en personne les instructions qu’il donnait à ce manchot. Elles portaient que, « si la France voulait entrer en liaison avec la Prusse, il fallait que ce fût sur des fondemens solides. » Elles contenaient aussi ces lignes fort caractéristiques : « L’augmentation qui se fera dans mes troupes pendant votre séjour de Versailles vous fournira l’occasion de parler de ma façon de penser vive et impétueuse ; vous pouvez dire qu’il était à craindre que cette augmentation ne produisît un feu qui mît l’incendie dans toute l’Europe, que le caractère des jeunes gens était d’être entreprenant, et que les idées d’héroïsme troublaient et avaient troublé dans le monde le repos d’une infinité de peuples. Vous pouvez dire que naturellement j’aime la France, mais que, si l’on me négligeait à présent, ce serait peut-être pour toujours et sans retour, mais qu’au contraire, si l’on me gagnait, je serais en état de rendre à la monarchie française des services plus importans que Gustave-Adolphe ne lui a jamais rendus. Vous ferez mille amitiés et civilités au cardinal, vous payerez paroles veloutées de paroles veloutées, et les réalités d’autres réalités. » En même temps il envoyait à la cour de Hanovre, pour complimenter le roi d’Angleterre, un autre colonel, le comte Truchsess, et il lui recommandait « de faire des assurances d’amitié personnelle à l’infini, d’affecter devant les ministres ou les créatures françaises beaucoup de cordialité avec les ministres anglais, quand même il y en aurait très peu. » Il ajoutait : « Vous ferez