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savantes coquetteries sur l’éléphant libre, au cœur rude, mais tendre, fils puissant et naïf de ces splendides solitudes, pour l’entraîner peu à peu dans le piège fatal où il doit perdre à jamais son indépendance. Aussi imprudent, mais moins heureux qu’Hercule filant aux pieds d’Omphale ou que Renaud dans les jardins d’Armide, le colosse amoureux, sans expérience de la corruption des villes et des artifices de la galanterie, n’échappera pas malgré sa force et son courage. Affaibli bientôt dans les délices, amolli par le plaisir, il succombera lors du combat décisif. On dit même qu’au dernier moment, sur le point de se laisser pousser dans l’enceinte qui doit lui servir de prison, si la victime méfiante veut reculer et tenter de fuir encore, toutes ces dangereuses sirènes, changeant soudain de rôle, administrent à leur dupe infortunée la plus merveilleuse volée de coups de trompe qui se puisse imaginer. Désormais captif, l’éléphant ne sera plus qu’un esclave, voué aux plus durs travaux, à moins pourtant qu’il ne périsse dans une lutte suprême ou dans une invincible obstination, choisissant plutôt la mort que l’esclavage, ce qui, à l’honneur des pachydermes libéraux, arrive encore assez souvent.

L’Orient est le pays des surprises et des contrastes. Aux Indes et en Chine, on a vu des populations entières, les regards obstinément fixés vers le passé, vivre en contact continuel avec les Européens sans rien perdre de leur originalité native. Au Japon, la scène change brusquement. Du vieux monde oriental, on passe sans transition dans une sorte d’Europe asiatique, quelque peu gauche d’allures, il est vrai, comme une parvenue de la civilisation qui n’a pas encore pu se débarrasser de son cachet d’origine. A peine le Japon nous avait-il été révélé, qu’il était aussitôt mis fort à la mode par la littérature contemporaine, et depuis il a fait bonne figure dans les galeries de notre dernière exposition. On se rappelle le succès des charmans récits de voyage publiés par M. le comte de Beauvoir et des études données ici même par des écrivains distingués. Le mérite est grand de trouver encore des choses intéressantes à dire sur un sujet qui n’est déjà plus très nouveau.

Peut-être les relations des voyageurs qui ont visité le Japon au moment où il venait d’être ouvert à l’Europe trahissent-elles quelque exagération d’enthousiasme, fort explicable d’ailleurs par la vive sympathie qu’excitait ce pays en voie de transformation et de progrès. M. de Rochechouart juge les choses plus froidement et non sans quelque désillusion. Le Japon a fait son 89 trop à la hâte et à la légère. L’antique édifice gouvernemental, religieux et social s’est écroulé tout d’une pièce et si brusquement qu’on n’a rien mis encore de solide et de vraiment durable à la place. D’un seul bond, la nation a franchi la distance qui sépare l’état féodal le plus absolu