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s’y plonger, y laver ses vêtemens, et en quelque sorte s’imprégner de sa sainteté. L’or et les couleurs éclatantes qui recouvrent les monumens brillent de mille feux sous les rayons d’un soleil oblique ; le bruit des voix humaines et des instrumens se confond dans l’espace et nous arrive à l’état de murmure étrange et confus. » Cette multitude enivrée de fanatisme accomplit là les rites les plus solennels du culte indien ; toute pénétrée des doctrines de la métempsycose, elle ne doute pas qu’un seul bain dans les flots sacrés du Gange ne suffise à racheter mille séries entières d’existences ultérieures.

Naturellement une pareille nation, ainsi pétrifiée dans ses usages et ses croyances séculaires, fuit comme une souillure tout rapprochement avec ses seigneurs et maîtres étrangers. On trouve donc aux Indes deux sociétés hostiles, vivant côte à côte dans un état perpétuel de conflit latent et de lutte sourde que la crainte inspirée par le conquérant empêche seule d’éclater. Les Anglais ont soumis ces populations et les contiennent par la force des armes ainsi que par la puissance d’une organisation supérieure, sans avoir réussi, en dépit du temps, à rien gagner de leur affection ni de leur confiance. « Ils ont bien des esclaves, mais ils n’ont ni amis ni sujets. « Sous les dehors de la soumission, l’indigène garde au fond du cœur un levain invétéré de haine et de mépris toujours près de déborder. Comment n’éprouverait-il pas une sainte horreur pour ces impies qui mangent du bœuf, animal sacré par excellence, et qui profanent avec leurs bateaux à vapeur les fleuves indiens les plus vénérés ?

De son côté, l’Anglais met son amour-propre à rester Anglais, aux Indes surtout. S’il en faut croire l’auteur, nulle part le protestantisme ne se montre plus rogue et plus exclusif. Le citoyen du Royaume-Uni se piquera de ne déroger en rien à ses habitudes extérieures, et de vivre à Calcutta ou à Delhi comme à Londres ou dans le Yorkshire. Cette règle est devenue inflexible et n’admet pas la moindre infraction. Même la veste légère de batiste blanche, tolérée jadis à cause du climat brûlant, n’a pu trouver grâce devant les rigueurs croissantes d’une étiquette qui ne capitule pas. Le riverain de la Tamise entend dîner en habit noir sur les bords du Gange ; il étouffe, mais le formalisme britannique est sauf.

Ces détails minutieux ne sont d’ailleurs pas aussi futiles qu’ils pourraient paraître à une critique facile et superficielle. Ainsi que le fait fort judicieusement remarquer M. de Rochechouart, les Anglais aux Indes ne sont pas un contre mille. Sans cesse menacés par les indigènes qui n’attendent que l’occasion pour se révolter, ils s’attachent obstinément aux usages, en apparence les plus puérils, par lesquels ils tiennent à la mère patrie et en gardent le cachet. C’est la marque de la race dominante, le signe extérieur du