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IV

Telle est dans ses lignes principales, quoique un peu indécises, l’histoire de Tauroentum. On doit l’avouer, malgré toutes les vicissitudes que nous venons de raconter, et quelles qu’aient pu être les déprédations des hordes barbares qui ont tour à tour occupé et saccagé l’ancienne colonie gréco-romaine, on a peine à comprendre comment une ville tout entière a pu disparaître d’une manière aussi complète ; on est sans doute habitué en Provence à mettre toutes les ruines sur le compte des Sarrasins, mais à Tauroentum c’est à peine si l’on trouve aujourd’hui quelques ruines ; tout est recouvert de sable et est vraisemblablement destiné à rester éternellement enseveli. Cette étrange situation donne aux descriptions que l’on a faites des vestiges de Tauroentum un faux air de naïveté archéologique, et ce n’est pas sans quelque apparence de vérité que l’un des plus brillans esprits de notre Provence a raconté dans une lettre étincelante de verve la déception qu’il éprouva lorsqu’il parcourut la plage historique des Lèques, et qui lui rappelait la visite classique que tous les étrangers vont faire à P »ome, à l’entrée de la Voie Appia, pour contempler « les tombeaux invisibles des Scipions absens. »

« M. Marin, dit Méry, a publié un livre sur les ruines de Tauroentum ; il a donc vu ces ruines… Aujourd’hui elles ont disparu, et en disparaissant elles ont rendu un véritable service aux voyageurs, qui, débarquant sur le rivage, étaient assaillis par la tempête d’une formidable controverse, engagée entre M. Marin et les partisans de la statistique du département. Un préposé de M. Marin était domicilié dans une cuve d’un bain de Diane, et il attendait les voyageurs pour leur exposer les doctrines de son maître. Dès que M. Brémond, le représentant des théories de la statistique, remarquait une certaine agitation sur le rivage de Tauroentum, il partait en canot de la Ciotat et venait soutenir ses principes avec une voix de mistral. Les voyageurs étaient fort à plaindre en ce temps-là. Enfin la douane vint, et des jours plus doux commencèrent pour Tauroentum. Les douaniers firent d’abord condamner M. Marin et M. Brémond comme contrebandiers ; puis ces mélancoliques préposés, cherchant un remède à leurs ennuis administratifs, égratignèrent pierre à pierre les ruines du temple de Vénus, de Diane, de Neptune, pour faire des ricochets dans le golfe, quum placidum ventis staret mare. M. Brémond publia une satire pleine de sel attique contre les douaniers. Ce fut le dernier effort de la science en faveur de Tauroentum. Une génération de douaniers épuisa les ruines en ricochets ; toute l’antiquité y passa. On n’y trouva plus,