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dans leurs atours neufs, parées d’une paire de bottines de satin bleu tendre, d’une robe de soie verte et d’un fichu jaune et rouge ! Elles ont conscience qu’elles font honneur au drapeau et qu’elles représentent en leurs personnes toute la splendeur du bataillon.

C’est de cette race sans peur, sinon toujours sans reproche, qu’était sortie Carmen, la veuve de Raïlef. Nous reportions volontiers sur elle une partie de l’intérêt que nous avait inspiré la belle attitude du capitanejo, bien qu’il nous eût été impossible de garder notre sérieux quand elle fit transmettre jau commandant ses aigres plaintes sur le vol de douze chemises de toile toutes neuves soustraites de la garde-robe de son époux. C’étaient les chemises du sous-lieutenant, reconnues par un soldat, et rapportées à leur légitime propriétaire. On la fit appeler le lendemain et on l’interrogea paternellement sur son passé et ses vues d’avenir. Elle mit à raconter les débuts de sa liaison avec Raïlef l’audacieuse sincérité des natures primitives : « Dès que je le vis, j’en devins amoureuse. Vous savez comme il était bon vivant, gai, hardi, coquet dans son ajustement, — il l’a été jusqu’au dernier jour, — comme il jouait bien au billard et avait du goût pour la manière de vivre et les plaisirs des chrétiens. Il ne tarda pas à devenir amoureux de moi à son tour, et m’amena à son toldo. Il n’avait pas d’autre femme, il m’a donné tout le bonheur qu’il pouvait me donner. » Elle ajoutait avec un accent pénétré : « Quand la tribu s’est soulevée, il voulait me renvoyer à l’Azul. « Que feras-tu avec nous, pauvre fille ? me disait-il. Sais-tu bien ce que c’est que la vie du désert ? » Je ne voulus entendre à rien. Je l’aurais suivi au bout du monde. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je ne l’ai pas regretté un seul instant au plus fort de nos épreuves. Nous avons pourtant bien souffert ! Quand un détachement de Puan est venu attaquer Guatraché, des femmes se sont cachées dans le bois au lieu de fuir avec leurs maris, dans l’espoir d’être faites prisonnières. Elles sont sorties de leur cachette pour appeler des soldats qui passaient au galop. Ils n’ont pas entendu. Je n’aurais jamais fait pareille chose. Je comprenais bien pourtant dès lors que tout cela devait finir comme ça a fini. Mon mari le sentait bien lui-même. J’aurais voulu le décider à déserter pour aller nous présenter aux chefs de frontière. Il était brave, il l’a été jusqu’au bout. Quoiqu’il fût excellent pour moi, je l’aimais sans doute plus qu’il ne m’aimait, car dans nos discussions il avait toujours le dernier mot. »

On aimerait à ajouter après cette confession touchante que Carmen était belle et qu’elle est restée fidèle à la mémoire de Raïlef. Hélas ! dans le milieu où se déroulent ces récits, les jolies femmes et les sentimens éternels sont également rares. A peine arrivée à Puan, à peine réhabituée à ce vacarme de fifres et de tambours