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la sierra de Curumalan, entre les deux lignes de frontière. L’idée n’était pas mauvaise. Il n’était jamais passé personne par cette région coupée de hauts rochers, à l’écart des routes et des fortins. Justement à cette époque vint à y passer un sous-lieutenant porteur de dépêches, accompagné seulement de deux gardes nationaux. Attaqué à l’improviste, l’officier mit pied à terre et se défendit de son mieux. Il resta sur le carreau. Il avait le corps percé de cinq coups de lance, et était si profondément évanoui des suites d’un coup de boulet sur la tête que les Indiens le crurent trépassé. Ils négligèrent la précaution de lui couper la gorge pour être sûrs qu’il n’en réchapperait pas. Quand il revint à lui vers la fin de la nuit suivante, il rencontra en étendant la main le cadavre de l’un des gardes nationaux, tué plus consciencieusement. Il se traîna jusqu’à une source dont on entendait le bruit près de là, et, ranimé par quelques gorgées d’eau, il ramassa les dépêches lacérées que les Indiens avaient jetées au vent après les avoir lues, et se mit en marche aux premières lueurs du jour. Il était complètement nu. Ses blessures étaient avivées par le vent du matin et les rayons du soleil. Ses pieds surtout, promptement ensanglantés par les herbes coupantes, le faisaient beaucoup souffrir. Sa tête affaiblie se refusait à l’effort nécessaire pour reconnaître dans une contrée mal connue la direction de Puan. Il en était à plus de six lieues. Il rencontra un petit ruisseau qu’il jugea devoir être le Pighué, et en suivit les méandres. Il pouvait au moins de la sorte, après chacun de ]ses nombreux évanouissemens, rafraîchir son front et ses lèvres et mâcher des feuilles de cresson. Des Indiens de Pichi-Huinca, envoyés par hasard en reconnaissance fort loin de ce côté, le rencontrèrent le lendemain matin, n’ayant plus que le souffle, mais se traînant avec une énergie suprême vers le campement. On sera peut-être désireux de savoir ce qu’était devenu le second garde national. Il s’était sauvé au milieu de péripéties non moins dramatiques. Resté seul debout, il ne voulut pas attendre la mort les bras croisés ; il préférait la recevoir, selon la vive expression espagnole, en ayant le sang chaud. Il sauta à cheval, et se rua sur ses agresseurs en maniant la carabine comme une massue. Il rompit leur cercle et gagna un peu de terrain. Il avait reçu une dizaine de blessures quand son cheval, profondément atteint, s’abattit. Il avait alors en face de lui des rochers très raides, impraticables pour des cavaliers. Il les gravit, et, tout ruisselant de sang, attendit l’assaut. Les Indiens se concertèrent. Mettre pied à terre et aller attaquer à la lance par ces chemins aériens un homme pourvu d’une arme à feu, cela les fit réfléchir. Ils aimèrent mieux revenir piller les morts et laissèrent le vivant tranquille. Peut-être comptaient-ils sur la faim pour l’achever, et trouvaient-ils plus raffiné de l’abandonner