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en avaient fort peu en effet. En chevaux, nous ne leur primes pas trois cents têtes, et en général quelles haridelles ! Quant aux bœufs, comme l’heure du déjeuner arrivait à grands pas, et que cette circonstance faisait furieusement activer les recherches, on finit par découvrir trois vaches laitières et un taureau. Ces animaux avaient été conservés sans doute dans les momens de plus amère détresse à cause de leur beauté. C’étaient des durham de pur sang. Après avoir convenablement soupiré sur la nécessité d’abattre de si nobles bêtes, on réfléchit à point pour se consoler qu’on retrouverait difficilement l’occasion au milieu de troupeaux vulgaires dégoûter d’une viande aussi succulente. Comme bêtes d’élevage, je ne cite que pour mémoire une toute petite biche apprivoisée, qui devait appartenir à quelque Indien à son aise et peu chargé de famille. Elle s’obstinait à suivre mon cheval ; je dus la charger à coups de cravache pour lui faire gagner le bois et l’empêcher d’être aperçue des soldats. Qu’était devenu le temps où les négocians chiliens venaient à intervalles périodiques prendre livraison aux toldos de milliers de têtes de bétail !

On vit bientôt déboucher de toutes parts les convois de prisonniers. C’est toujours là un spectacle attristant, surtout quand les femmes et les enfans dominent. Il était rendu plus lamentable encore par la misère hideuse où croupissaient ces pauvres gens. Ils arrivaient par longues files, à peu près nus, et la nudité n’embellit pas cette race disgraciée ; mais, si les vêtemens étaient peu abondans, chacun portait à la main sa bride et sous le bras la sangle, le bât et les diverses pièces de cuir qui composent le recado. Même les enfans de quatre ans n’avaient pas oublié au milieu de la bagarre qu’ils allaient avoir une quarantaine de lieues à faire à cheval. Ces petits, avec leurs jambes grêles et leurs ventres énormes, étaient la démonstration palpable des souffrances endurées. On fit abattre quelques jumens pour nourrir tout ce monde. Peu s’en fallut qu’elles ne fussent dévorées crues. Un sergent, qui présidait à la distribution, vit ses galons arrachés, en même temps que les quartiers de viande qu’il apportait, par toutes ces mains impatientes. Quelques chiens étiques, qui s’étaient réfugiés sous bois, la queue entre les jambes, au bruit que nous menions, attirés par l’odeur du sang et rangés en cercle, se léchaient les lèvres de l’air de chiens qui n’en peuvent croire leurs yeux. Les Indiens en étaient à manger les peaux de bœuf de leurs tentes. Nous trouvions partout, enterrés sous les haillons qui leur servaient de couche, des lanières de cuir pelées avec soin et déposées dans la terre pour les ramollir. Cet aliment coriace était plus propre à tromper leur faim qu’à la satisfaire. Il avait péri beaucoup d’enfans et de femmes. Il n’est pas étonnant après de