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les plus franches l’ont avoué depuis. Tout ce monde-là mourait de faim.

Nous fîmes halte quelque temps en un point élevé et central d’où l’on dominait et d’où l’on pouvait deviner les actions partielles engagées au-dessus de nous. C’est là que l’on adressait les rapports, les demandes de chevaux frais, les prisonniers de marque. Parmi ces derniers, nous vîmes bientôt arriver un chrétien dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, et qui avait conquis une certaine réputation à la frontière. Ses deux frères et lui étaient passés aux Indiens peu après le soulèvement de Catriel. Ils n’avaient pas su renoncer aux habitudes contractées en leur compagnie. Trouvant que les autorités étaient devenues déplorablement tracassières, ils avaient pris le parti d’aller retrouver leurs anciens camarades, et les aidaient, puisqu’on ne pouvait plus voler d’animaux à l’amiable, à s’en procurer à main armée. Ils « travaillaient » de concert avec eux. C’est le mot adopté : l’Indien ne pille pas ; il travaille. Nos trois gauchos étaient de rudes et subtils travailleurs. Audacieux, intelligens, au courant des choses militaires, car ils avaient fait diverses campagnes comme gardes nationaux et l’un d’eux avait été officier, ils avaient de plus conservé de nombreuses relations dans les ranchos mal famés de la lisière du désert. Ils y faisaient de temps en temps des voyages d’exploration. Plus d’une fois, pour éviter aux Indiens des courses inutiles et obtenir des renseignemens statistiques précis sur les troupeaux de la zone menacée, l’un des frères alla y attendre les invasions dirigées par les deux autres. Ils avaient, en un mot, tout ce qu’il fallait pour donner aux opérations de la tribu beaucoup d’élan ; mais ils s’étaient trompés de date. Le rôle des aventuriers de leur trempe dans les affaires indiennes est fini.

Celui qui arrivait là entre deux soldats, d’un air fort calme, et maniant le mauvais cheval sur lequel on l’avait mis avec l’aisance gracieuse d’un bon cavalier, réalisait bien le type de ces coquins de bonne mine dont on encombre les romans. Il avait cette distinction native si fréquente chez les gens de campagne, qui ont conservé mieux que les habitans des villes, plus sautillans et plus francisés, les traditions de la gravité castillane. Il salua le commandant sans humilité ni hauteur, d’un mouvement juste et simple qui ne sentait nullement son prisonnier. — Ne peux-tu pas mettre pied à terre devant le chef de l’expédition ? lui dit un officier de mauvaise humeur. — Il lui lança un regard empreint d’une dignité compatissante. — Comment voulez-vous que je mette pied à terre ? j’ai les pieds attachés sous le ventre de mon cheval. — Il ajouta avec un sourire : — Ce n’est pourtant pas sur cette bête-là que j’essaierais de fuir ; elle n’en peut plus pour un galop d’une lieue. — Détachez-le,