Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je ne croyais pas suivre un chemin. — Alors c’est ton cheval qui l’a pris, et tu le laissais faire ? — Je n’ai pas changé de direction depuis les ciguës. — Tu joues gros jeu, drôle ! — Faites ce que vous voulez, je fais ce que je peux. — Halte ! pied à terre ! dit le commandant, et il se mit à se promener à grands pas. Je n’aurais pas en ce moment donné un fétu de la vie de l’Indien. Lui s’assit à terre et s’endormit. C’était un tout jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans. On a beau dire, il y a quelque chose à faire de ces gens-là. Au petit jour, il fallut le secouer pour le réveiller. Il se dressa sur ses pieds et s’orienta posément. « Maintenant, peux-tu nous conduire ? — Oui. »

Ce oui laconique était de bon augure. Il monta à cheval et partit sans hésitation, au trot, entre deux soldats qui lui servaient de gardes-du-corps. Nous n’avions pas marché une demi-heure, qu’il devint évident que nous étions sur les Indiens. La prairie que nous traversions avait été parcourue il y avait peu de temps par des chevaux en liberté. On envoya Pichi-Huinca à la découverte. Il laissa à un de ses hommes son cheval de marche tout sellé, sauta à cru sur sa bête de confiance, et disparut en un clin d’œil derrière un pli de terrain. Un seul Indien l’accompagnait. Nous ne tardâmes pas à les voir tous les deux surgir au loin et galoper de droite et de gauche. Sa troupe, qui marchait à la même hauteur que nous, mais un peu à la débandade, car il ne faut pas exiger des Indiens une bien rigoureuse tenue dans les rangs, suivait tous ses mouvemens avec une anxieuse attention. Tout à coup un des siens cria : « Il a fait tournoyer son poncho ! » et tous partirent ventre à terre, leurs longues lances en arrêt. Les Indiens de Manuel Grande les suivirent. Le vieux cacique, qu’on aurait cru tout cassé à le voir à pied, se dressa sur ses étriers en brandissant sa lance, envoya au ciel une sorte d’invocation ou d’imprécation, on ne sait trop, et se retournant vers les siens : Amu ! amu ! cria-t-il. — Amu ! amu ! répéta le chœur, et ils se lancèrent. Au même instant, sur notre gauche, résonnait le bruit clair que produisent cent sabres de cavalerie dégainés à la fois. C’était le détachement du 11e qui se mettait en branle.


II

Nous n’avions affaire encore qu’à une faible partie de la tribu. Le gros des habitations était à deux lieues de là. Tout ce que contenait cette espèce de faubourg, — hommes, femmes, enfans et bêtes, — fut à nous en un tour de main. On les avait surpris au lit ; le soleil se levait. Le premier prisonnier qu’on leur fit fut jeté