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bourbeuses et amères qui croupissaient au fond de la gorge. Jusqu’à présent il était clair que les Indiens ne savaient rien de notre marche. Les vedettes placées sur les collines environnantes déclaraient que « le campo était tranquille. » Cela voulait dire, non-seulement que l’on n’apercevait pas, aussi loin que portait le regard, la moindre forme suspecte ; mais encore que, d’après l’allure des animaux sauvages en vue, on était certain qu’au de la de cette limite il n’y avait pas de cavaliers. Les guanacos et les venados, pour qui sait interpréter leurs mouvemens, révèlent en effet de loin la venue de l’objet constant de leur terreur, l’homme à cheval. Avant même d’avoir pu le distinguer, ils sont prévenus de son approche par les marques d’inquiétude de leurs compagnons plus rapprochés du danger. Ils les répètent, et elles se transmettent de groupe en groupe à de grandes distances. C’est le télégraphe de ces timides ruminans. Il ne s’agit plus que de surprendre la clé de leurs signaux pour en déduire l’importance de la troupe qui arrive, l’allure à laquelle elle marche et la direction qu’elle suit. Les gauchos possèdent cette langue-là sur le bout du doigt.

Ce qui était plus rassurant encore, on apercevait à une dizaine de lieues de légères fumées dans diverses directions. Il n’y en avait pas du côté de Treycò. C’était un renseignement parfaitement clair. Les Indiens chassaient. Ils étaient allés à la boleada ; ces feux indiquaient les points où « se fermait le cercle, » les points vers, lesquels chaque bande de chasseurs devait rabattre son gibier. D’aussi paisibles occupations chez nos ennemis nous ravirent. En cela, nous ne faisions pas assez honneur à leur prudence. Ils étaient sur leurs gardes, et cette chasse, improvisée par Catriel la veille, n’était pas un mauvais moyen de surveiller une vaste étendue de terrain, tout en avisant au plus pressé, à nourrir la tribu, qui était aux abois. Heureusement on n’avait envoyé personne sur le chemin par où nous venions. Comment y aurait-on songé ? Nous arrivions du côté de Salinas-Grandes, le centre des possessions indiennes. Les sauvages s’attendaient si peu à cette manœuvre que l’un d’eux, le lendemain, au moment où nous galopions vers lui, disait à sa femme éperdue : — Quel danger peut nous venir de ce côté ? Ce sont des chasseurs de Namuncurá qui auront passé la nuit ici près et ont voulu nous rendre visite. — Ce fut la femme qui nous raconta ce propos. Celui qui l’avait tenu ne contera plus rien à personne.

Nous avions eu jusque-là du bonheur ; mais dans les guerres de surprises il n’y a que les derniers momens qui comptent. Le plus ardu restait à faire. Les toldos ne sont pas agglomérés comme les chaumières de nos villages, tant s’en faut. Le laisser-aller des gens qui les habitent, leur mépris de toutes précautions d’hygiène, la