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de jouir de tous les fruits de son labeur, le plus sûr de profiter seul de toute la plus-value que ses sueurs peuvent donner au sol ?

C’est ainsi que la thèse sur l’improductivité relative du travail salarié et la supériorité du travail du maître, thèse mise en avant pour attaquer la propriété privée dans l’Occident, fournit contre la propriété collective une arme des plus redoutables. Avec cette théorie même du travail normal, du travail pleinement productif, il serait facile de renverser toute l’argumentation du prince russe et des socialistes dont il s’est fait l’allié. Avec des déductions analogues aux leurs et tout aussi rigoureuses, nous pourrions leur démontrer que la propriété individuelle et héréditaire est la seule pleinement productive, puisque c’est la seule qui garantisse à l’homme tout le produit de son travail. Et si nous soumettions cette théorie à l’épreuve des faits, nous aurions l’avantage de la voir pleinement confirmée par l’exemple des peuples les plus riches et des pays les plus féconds des deux mondes.

À cette argumentation on pourrait répondre que, dans les états de l’Occident où règne la propriété individuelle, tout le sol est loin d’être cultivé par des propriétaires. Cela est certain, mais avec la propriété collective la terre ne serait nulle part cultivée par ceux qui la possèdent. L’on peut objecter encore qu’en reculant les époques du partage le paysan du mir russe s’assurerait une assez longue jouissance pour être intéressé à consacrer à son champ temporaire toute son activité et toutes ses forces. Cela est possible, et pour notre part nous sommes loin d’y contredire. Nous avouerons même volontiers que cette infériorité relative de productivité n’est pas à nos yeux une raison suffisante pour condamner définitivement la propriété collective et le mir russe, si on leur trouve d’ailleurs des avantages économiques, sociaux ou politiques. L’usufruitier temporaire d’une partie du champ communal est à cet égard dans une situation analogue à celle des fermiers ; et nous savons qu’avec de longs baux l’agriculture peut fort bien prospérer sous le régime des fermages. L’Angleterre en est la preuve vivante, mais le régime du fermage est précisément celui qui inspire le plus de répulsion à notre réformateur russe, celui qu’il attaque le plus au point de vue de l’homme comme au point de vue de la terre, sans voir que le mir moscovite, tant prôné par lui, fait en réalité du paysan une sorte de fermier de la commune. Au fermage le prince Vasiltchikof reproche d’être un mode d’exploitation irrationnel qui appauvrit fatalement le sol, et, avec son dédain et sa défiance de la liberté individuelle, doublés du penchant russe pour l’intervention gouvernementale, il conjure l’état d’interdire ou de restreindre par des lois cette pernicieuse coutume de l’Occident afin d’en préserver l’agriculture nationale.