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propriété dérisoire, quittent la campagne et avec elle l’agriculture. Ainsi grossit incessamment, de génération en génération, la population urbaine aux dépens du peuple des campagnes, et avec la population des villes grossit le prolétariat urbain. En d’autres pays, dans la Grande-Bretagne, en Allemagne, le manque de terre a poussé les paysans des villages dans les villes, et des villes dans les pays d’outre-mer. Contre les dangers du prolétariat, ces nations ont ainsi un double dérivatif : le travail industriel des villes et l’émigration à l’étranger. En France, ce dernier remède, d’ordinaire le plus efficace, fait presque complètement défaut. Tout le mouvement d’émigration se passe à l’intérieur des campagnes et des régions éloignées dans les villes, dans les grands centres surtout. Ainsi s’explique comment c’est le pays de l’Occident qui compte relativement le moins de prolétaires, où le prolétariat s’est jusqu’ici montré le plus turbulent, le plus dangereux, où il a causé le plus de bouleversemens et de révolutions. L’anomalie n’est qu’apparente ; c’est qu’avec les mêmes gaz explosibles, les mêmes vapeurs incompressibles, la France, en n’usant point de l’émigration, s’est privée de la soupape de sûreté qui jusqu’ici a fait la sécurité de ses voisins.

Je laisserai au lecteur le soin de séparer dans ces spécieuses théories la vérité de l’erreur ; il y aurait trop à dire sur un pareil sujet. Je me contenterai d’une seule remarque. Les révolutions modernes ont, quoi qu’on en dise, des causes multiples ; l’inégale répartition des biens de ce monde et les prétentions du prolétariat n’en sont pas encore l’unique raison. Comment expliquer, dans l’hypothèse contraire, que le pays de l’Europe qui, par sa situation agraire, qui par tout son état social, paraît le plus exposé aux révolutions, en ait jusqu’ici été presque le seul exempt ? Quelque avantage que l’on puisse attribuer à l’émigration, cette soupape de sûreté n’eût pas suffi au salut de l’aristocratique et marchande Angleterre. Certes, l’existence de classes ouvrières presque entièrement privées de propriété, dénuées au moins de tout patrimoine et concentrées en masses compactes dans les villes, est pour notre état politique et pour toute notre civilisation une difficulté qui grossit avec l’agrandissement même de nos centres industriels, avec le renversement de l’ancien équilibre entre la population urbaine et la population rurale. Le nier serait puéril ; mais, s’il y a là un réel danger, il ne le faut point grandir démesurément : la France, en tout cas, est loin d’être le pays le plus sérieusement menacé. Pour que dans un état il y ait de fréquentes révolutions, il n’est nullement besoin d’imaginer que la majorité des habitans se croie intéressée à transformer l’état social. Chez un peuple comme le nôtre, dépourvu de toute tradition politique, et depuis près d’un siècle