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oublie les protégés de Tibère. Lorsqu’il raille les dieux nouveaux qu’on introduit tous les jours dans le ciel, il ne dit pas un mot de l’apothéose des Césars. Il cherche donc à échapper autant qu’il peut à Rome, il veut avant tout rester Grec. On comprend que, dans cette disposition d’esprit, il ne pouvait pas être un patriote aussi zélé que Celse, et que les périls de l’empire lui causaient moins de souci. L’intérêt des dieux lui était encore plus indifférent : ce railleur terrible les a peut-être plus malmenés que les hommes. Il se plaît à les représenter sous des attitudes grotesques et à leur prêter des propos ridicules. Il se moque du culte qu’on leur rend, des sacrifices dont on les accable et de ces dévots qui comptent « que pour quatre bœufs on a la richesse, et la royauté pour une hécatombe. » Il imagine des assemblées célestes, parodie bouffonne des plus belles descriptions d’Homère, où les dieux sont si nombreux qu’ils ne savent où se mettre et parlent tant de langues différentes qu’ils ne parviennent pas à s’entendre. Il suppose que Jupiter se plaint amèrement d’être délaissé pour les nouveaux venus de l’Olympe et lui fait dire, dans un langage plaisant : « Il fut un temps où j’étais tout ; alors Dodone et Pise étaient brillantes et célèbres, et la fumée des sacrifices m’obstruait la vue ; mais depuis qu’Apollon a établi à Delphes un bureau de prophéties, qu’Esculape tient à Pergame une boutique de médecins, que la Thrace a élevé un Bendidéon, l’Égypte un Anubidéon, et Ephèse un Artémiséon, tout le monde court à ces divinités nouvelles, et mes autels sont devenus plus froids que les lois de Platon ou les syllogismes de Chrysippe. » Il le met aux prises avec un raisonneur audacieux qui entreprend de lui démontrer que, si le destin gouverne tout, il est tout à fait inutile d’adresser des prières aux dieux ou de leur faire des sacrifices. Quand Jupiter, à tout d’argumens, se fâche : « Trêve de menaces, lui répond tranquillement le philosophe ; tu sais bien qu’il ne peut m’arriver que ce que les Parques ont décidé. » Voilà comment Lucien traite les dieux. Était-il probable qu’après en avoir parlé lui-même avec si peu de respect, il fût tenté de les protéger contre les insolences des chrétiens ?

Ainsi Lucien n’était ni un conservateur scrupuleux, ni un patriote dévoué comme Celse, ni un partisan résolu des anciens cultes, mais un sceptique que tous ces grands intérêts laissaient assez froid et qui n’éprouvait pas le besoin de se mettre en campagne pour les défendre. La seule raison qu’il pouvait avoir de malmener les chrétiens, c’est précisément qu’il était sceptique, que toutes ces affirmations hardies sur la nature de Dieu et la destinée de l’âme lui semblaient ridicules, que, ne pensant pas qu’on pût jamais avoir de ces choses une connaissance assurée, il ne pouvait pas