Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/946

Cette page a été validée par deux contributeurs.
940
REVUE DES DEUX MONDES.

porte, le pied en marbre de la statue du dieu encore fixé sur sa base. Cette base, par un contraste significatif, consiste en un bloc de granit brut et irrégulier : c’est une pierre sacrée, ce qu’on appelait un bætyle ; peut-être l’objet du culte primitif, conservé par un scrupule religieux dans son premier état quand on y plaça la statue, à un âge où la foi demandait aux arts leurs chefs-d’œuvre pour honorer dignement la divinité.

Assurément les travaux que M. Homolle vient d’achever l’été dernier dans la partie plus voisine de la mer où se pressaient les monumens anciens présentent un grand intérêt. Aux artistes il donne le temple de marbre d’Apollon, si bien déblayé et fouillé qu’ils ont tous les élémens d’une restauration, et des statues de diverses époques, surtout précieuses pour la connaissance du style archaïque ; aux érudits il ouvre de nouveaux champs d’étude par une masse de documens épigraphiques, principalement instructifs sur l’administration de ce qu’on peut appeler la fortune du dieu de Délos. Je ne sais cependant si l’on ne se sent pas plus profondément touché en retrouvant le vieux sanctuaire de la montagne, qu’aucune inscription, ni aucune œuvre d’art ne recommande aux archéologues, mais qui se révèle et s’impose par sa simplicité et sa rudesse même. Sans doute tous ces débris de marbre dont le rivage est couvert évoquent naturellement l’image des brillantes théories qu’on y voyait aborder au printemps et des belles fêtes qui se célébraient dans la cité religieuse ; mais cette construction grossière, qui dans la solitude d’un îlot désert se présente encore aujourd’hui à peu près telle qu’elle sortit, il y a trois mille ans, des mains inexpérimentées de son architecte, est un témoignage parlant de la foi de ces âges reculés. Voilà bien ce qu’a pu faire avec ses instrumens imparfaits la peuplade inconnue, carienne ou pélasgique, qui voulut y abriter son dieu. C’est dans cet antre, où l’effort de son industrie n’avait fait que compléter le rocher, qu’elle avait cru reconnaître le signe de l’inspiration fatidique, et ce signe y resta imprimé jusqu’au dernier jour du paganisme, car l’empereur Julien y interrogeait encore l’avenir.

Le sanctuaire de Dodone représente un âge de la religion grecque encore plus ancien que celui de Délos. Il en marque le berceau, et le hasard de la transmission des témoignages antiques a permis que nous sachions mieux comment s’y faisaient les révélations prophétiques. Jupiter y eut pour premiers interprètes les antiques Selli, dont la vie austère et dure était soumise à une règle ascétique, bien contraire à l’esprit de l’hellénisme, mais en rapport avec le sombre caractère de la religion primitive, qui absorbait ses prêtres en elle-même : « Les Selli qui dorment sur le sol et ne se lavent pas les pieds, » disait Homère ; « les Selli, habitans de la montagne, ayant la terre pour couche, » dit encore Sophocle. Des femmes, les Péléiades, eurent aussi, dès une très haute antiquité, pour fonction de transmettre les réponses de l’oracle.