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Par conséquent les fabricans d’alun se servaient du tarif pour faire payer plus cher en France qu’en Russie leurs produits protégés ; c’était le consommateur français qui payait une partie du prix de l’alun, acheté par le consommateur russe. De la part de ces fabricans, l’aveu n’est pas dépourvu de naïveté ; mais pour nous, pour la commission du tarif, il est plein d’enseignemens.

L’enquête fournit maints exemples de demandes aussi peu justifiées. Telle industrie réclame une augmentation de droits, parce qu’il a été découvert en Allemagne ou ailleurs un procédé perfectionné qui permet à la concurrence étrangère de travailler à plus bas prix ; d’après ce raisonnement, le tarif serait le châtiment du progrès. Telle autre industrie reconnaît qu’elle se trouve dans de bonnes conditions, elle se vante même d’exporter la plus grande partie de ses produits, elle se passerait actuellement de toute protection douanière ; mais elle est prévoyante, elle suppose que tôt ou tard il pourrait se créer au dehors des fabriques similaires, et elle désire être rassurée par des taxes préventives. La commission ne s’arrêtera certainement pas à de pareils argumens ; il est utile néanmoins de les faire connaître pour montrer quelle est en cette matière la logique des intérêts privés.

On dit et on répète que ces intérêts privés représentent un grand intérêt général, qu’il s’agit de la richesse et de la prospérité du pays, du salaire de millions d’ouvriers, de la protection du travail national. Tel était en 1860 et tel est encore aujourd’hui le langage des industriels. Nous admettons qu’il est sincère, mais n’a-t-il point perdu toute autorité, depuis que l’expérience a démontré les avantages de la réforme économique ? La suppression des prohibitions a-t-elle appauvri le pays, réduit les salaires, ralenti le travail ? Le législateur ne saurait plus se laisser émouvoir par ces déclamations surannées. L’intérêt général, l’intérêt national n’est point là où les protectionnistes s’obstinent à le placer. Pour le consulter sérieusement, on ne doit pas s’en tenir à l’opinion des citoyens qui fabriquent et vendent les produits ; il faut s’adresser également à ceux qui les achètent et les consomment, c’est-à-dire à la nation tout entière. Or, que la nation le sache bien, s’il était donné satisfaction aux demandes de taxes et de surtaxes qui ont été réclamées devant la commission d’enquête, ce serait le consommateur français qui paierait les frais de ce savant régime. Plus encore que par le passé, tous les produits dont il a besoin seraient grevés de droits ; d’un supplément d’impôt qui ne profiterait même pas à l’état. En outre, comme on vient de le voir, le consommateur français serait en certains cas exposé à payer ses produits plus cher, à seule fin de permettre qu’ils soient vendus plus bas au consommateur