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plus ne les aime guère. Il est surtout indigné de leur orgueil, et quand il les entend se vanter d’être le peuple élu et l’objet des faveurs du Très-Haut, il lui semble voir a une foule de chauves-souris, de fourmis sortant de leurs trous, de grenouilles campées près d’un marais, de vers tenant assemblée dans le coin d’un bourbier, qui se disent entre eux : C’est à nous que Dieu révèle et annonce d’avance toutes choses ; il n’a souci du monde entier, il laisse les cieux et la terre rouler à l’aventure pour ne s’occuper que de nous seuls. Avec nous seuls il communique par ses messagers et ne cesse de nous en envoyer. Nous venons après lui, nous qu’il a faits entièrement à son image. Tout nous est soumis, la terre, l’eau, l’air et les astres, tout le reste du monde a été fait pour nous et destiné à notre service[1]. » Ne soyons donc pas surpris qu’au début de son livre Celse fasse remarquer que le christianisme est sorti « d’une source barbare, » ce qui jette tout d’abord quelque défaveur sur les chrétiens. Il est vrai qu’il s’empresse d’ajouter qu’il ne leur en fait pas un reproche. « Les barbares, dit-il, sont très capables d’inventer des dogmes, mais leur sagesse vaut peu par elle seule. Il faut que la raison grecque s’y ajoute pour la perfectionner, l’épurer et l’étendre. » Rien n’est plus profond et plus juste que cette observation, et le triomphe même du christianisme en a vérifié l’exactitude. Il n’est devenu le maître du monde qu’à la condition de subir l’influence de la Grèce et de se laisser, pour ainsi dire, achever par elle. On sait les emprunts que sa théologie a faits aux doctrines de Platon, et que, lorsque l’église voulut avoir une littérature, elle fut bien obligée d’imiter les formes de l’art grec.

Mais Celse va trop loin dans son enthousiasme pour la Grèce, et l’orgueil d’appartenir, au moins par l’éducation, à cette race privilégiée trouble véritablement son esprit. Même ces récits merveilleux que sa raison condamne, ces vieilles légendes dont il nous dit « qu’il n’y ajoute guère foi, » son imagination en subit toujours le charme. Il a peine à concevoir qu’on les abandonne et qu’on y renonce de bon cœur. Pourquoi donc les juifs et les chrétiens se sont-ils donné la peine d’inventer des fables ridicules quand ils en

  1. À ce propos, Celse se livre à une longue discussion pour établir qu’il est puéril de prétendre que toutes choses aient été faites pour l’homme ; il pense, au contraire, que c’est l’humanité qui est faite pour l’univers, c’est-à-dire pour concourir à l’harmonie de l’ensemble. « Ici, dit M. Pélagaud, le philosophe antique, précurseur en quelque sorte des théories les plus hardies de la science moderne, se lançait dans un brillant paradoxe pour démontrer l’identité du principe vital chez l’homme et chez tous les êtres vivans, voire la supériorité à certains points de vue des animaux sur l’espèce humaine, supériorité qui permettrait à ceux-ci de prétendre avec vraisemblance que c’est nous qui avons été créés pour eux. Dans l’ardeur de sa polémique contre l’anthropomorphisme judéo-chrétien, Celse en arrivait ainsi à rabaisser en quelque sorte l’homme au-dessous de la brute, a nier la réalité du « règne humain. » — Qui se serait attendu à trouver chez ce païen du second siècle presque un précurseur de Darwin ? »