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d’un entêtement de confiance incomparable. Il avait foi en Bigot.

Or ce pire traître créait véritablement une œuvre diabolique. Il n’affamait pas seulement nos troupes, il les désarmait. Bigot leur fournit « des fusils de l’ancienne façon, dont les baguettes cassent comme verre. » Les hôpitaux et les ambulances sont dans un état affreux ; tout y manque. Les magasins sont vides. Bigot vole sur les travaux de fortifications, dont il donne l’entreprise à ses amis, à ses prête-noms, et là où l’on croit avoir « une forteresse, on n’a qu’une bicoque, comme Carillon, qui coûte au roi aussi cher que Brisach et ne vaut absolument rien, mais sert à enrichir l’ingénieur Pean. » Chaque fonctionnaire pille, depuis l’intendant jusqu’au dernier cadet. Dans cette honteuse concurrence, le chef ne reproche à ses inférieurs que de voler trop pour sa place. Bigot organise des sociétés pour dépouiller l’état plus à son aise. Ainsi lui-même, Pean, Bréard, Estèbe, étaient associés avec la maison de commerce du sieur Claverie, établie à Québec et connue sous le nom de la Friponne. L’approvisionnement des places était fictif ; mais, grâce à la complicité des commis et de certains officiers, on fournissait des situations très régulières. Les affûts sont de mauvaise qualité et cassent sous le recul. On manque absolument de bêtes de somme. Les charrettes sont d’une fragilité incroyable ; tout est cher et mal fait. Faire fortune par l’accaparement, par les concussions les plus épouvantables, tel est le mot d’ordre de Bigot et de ses dignes émules. Le Canada est comme une caverne de bandits. Aussi la présence de quelques honnêtes gens qui se trouvent encore dans l’administration a l’air d’une épigramme.

La conséquence obligée de ces désordres, c’est la famine. Après la victoire de William-Henry, Montcalm, dans un rapport du 18 septembre, résume ainsi la situation : « Manque de vivres ; le peuple réduit à un quarteron de pain. Il faudra peut-être encore réduire la ration du soldat. Peu de poudre, pas de souliers. » Et les Anglais prohibaient rigoureusement l’exportation de toute subsistance de leurs colonies d’Amérique ; il n’entrait absolument rien dans la Nouvelle-France. Il fallait manger les chevaux. Au mois de mai, le pain et la viande de bœuf étaient à peu près introuvables et le cheval devenait rare. La population souffrait sans se plaindre, comme l’armée. « Expatriés, manquant de tout, écrit Bougainville, ne pensant plus qu’à cette espèce de gloire qu’on acquiert en se raidissant contre les difficultés de tout genre, enviés, haïs, nous n’apprenons qu’à être patiens. » Cependant on banquetait chez Bigot et on y jouait un jeu à faire trembler les plus intrépides.

Le général n’avait aucune action sur l’intendant, qui ne relevait que de M. de Vaudreuil. Montcalm et l’honnête, le dévoué, l’actif Doveil, avaient beau signaler à l’envi les rapines de l’administration,