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main, et, à la tête de ses officiers et de ses grenadiers, cherchait à arracher les soldats de Munrow à la mort ; mais contenir deux mille sauvages ivres de sang et d’eau-de-vie n’était pas chose aisée. On réussit pourtant à leur arracher six cents prisonniers, qu’il fallut racheter et rhabiller, car les Abenakis les avaient entièrement dépouillés. Tout écœuré encore de ce drame affreux, Montcalm écrivait à Webb : « Je me sais gré de m’être exposé personnellement, ainsi que mes officiers, pour la défense des vôtres, qui rendent justice à tout ce que j’ai fait en cette occasion. » La réponse de l’Angleterre fut une accusation monstrueuse et absurde : Montcalm était le complice des sauvages ! La capitulation fut déclarée nulle par le gouvernement britannique. Le massacre de William-Henry devint une légende où Montcalm jouait le rôle d’un bourreau rusé ; Fenimore Cooper y crut et la raconta. Plusieurs de nos grenadiers avaient pourtant été tués en protégeant les soldats de Munrow.

C’est le moment où au Canada tout paraît sauvé. Le résultat des campagnes de 1756 et de 1757 dépasse toute espérance. L’impuissance de l’armée britannique est manifeste ; avec ses gros bataillons, ses généraux vieillis sous le harnais, ses immenses ressources, elle n’a rien su entreprendre, rien su sauvegarder. La flotte des lacs n’existe plus, et Québec peut dormir tranquille. La Grande-Bretagne se débat sous des coups répétés ; battue à Minorque, à Closter Seven, partout ; c’est comme un navire désemparé qui n’a plus, selon l’expression d’Horace Walpole, qu’à « couper ses câbles et à se laisser aller à la dérive vers quelque océan inconnu. »

Pourtant Montcalm ne peut même pas penser à entreprendre le siège du fort Lydius. Il est obligé de renvoyer les Canadiens aux champs et de retourner vers le centre de la colonie pour pouvoir faire vivre l’armée en la dispersant de tous côtés. Le peu de vivres qu’il avait est en partie mangé, et si l’armée se lançait en avant, elle mourrait de faim, abandonnée ; car son plus cruel ennemi c’est l’administration de la colonie qui, au lieu de secourir la défense, la paralyse à plaisir, avec son infernal intendant, Bigot, l’homme néfaste par excellence. D’une intelligence extraordinaire pour le mal, plein de séductions d’esprit et de manières, il s’était totalement emparé de l’âme du marquis de Vaudreuil, qui gouvernait alors le Canada. Vaudreuil était un honnête homme, aux intentions bonnes et droites, doux, bienfaisant, mais faible, sans caractère. Il était de ces gens qui vivent au milieu des abus sans jamais les voir. Avec cela facile à gouverner, écrasé par les circonstances trop fortes pour sa tête, craignant l’éclat, voyant un scandale dans un acte de justice, si pour l’accomplir il fallait châtier un coupable haut placé, niant ou atténuant tout pour ne rien voir et affligé