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qu’on accordait si facilement aux rhéteurs et aux philosophes pour soutenir à Rome même, avec le cynique Crescens, une controverse dont le christianisme était le sujet. On raconte que Crescens, qui ne se sentait pas le plus fort, trouva plus commode de dénoncer son rival à la police impériale que de lui répondre, et l’accusa d’être chrétien : d’après la loi de Trajan, c’était le livrer au supplice. Voilà la première mention d’un débat public entre les deux religions. Dès ce moment, la lutte est engagée au grand jour ; elle durera deux siècles.

Vers le même temps, sous Marc-Aurèle, le paganisme trouva pour sa défense un bien plus important personnage que le cynique Crescens : c’était le plus grand orateur de l’époque, le maître même de l’empereur, Cornélius Fronton. Si ce fait n’était attesté à deux reprises par Minucius Félix, nous aurions peine à le croire. Fronton nous semble si occupé de sa rhétorique, si noyé dans les soucis futiles du beau langage qu’on ne l’aurait jamais soupçonné d’avoir pris quelque part à des débats aussi sérieux. Comment fut-il amené à le faire ? Minucius n’en dit rien, et l’on est réduit à des conjectures. M. Aubé paraît penser que Fronton attaqua les chrétiens dans une sorte d’écrit ou de factum comme ceux que composèrent plus tard Celse et Porphyre : je n’en crois rien. Minucius Félix dit positivement que c’était un discours (Cirtensis nostri oratio) ; ce qui ne doit pas surprendre quand on se souvient que Fronton n’a jamais été qu’un orateur. Quant aux circonstances pour lesquelles ce discours a pu être écrit, il me semble qu’on n’en peut raisonnablement imaginer que deux[1] : ou bien il fut prononcé dans le sénat, pour appeler la sévérité de l’empereur sur les chrétiens, ou bien il fut composé simplement pour quelque débat judiciaire. Il se peut que Fronton, rencontrant un chrétien parmi

  1. M. Aubé pourtant en imagine une autre : il suppose que Fronton, qui avait été désigné pour remplacer Quadratus dans le proconsulat d’Asie, a dû étudier par avance la situation de la province qu’il devait gouverner, et qu’il fut sans doute instruit des progrès dangereux qu’y faisait le christianisme. « Sa santé, ajoute M. Aubé, le retint à Rome ; mais ce lettré, gouverneur improvisé de province, et incapable, par des circonstances indépendantes de sa volonté, d’aller remplir au loin sa charge, ne jugea-t-il pas à propos de faire, dans son cabinet et à sa manière, œuvre de politique et de défense sociale, en écrivant contre des hommes réputés factieux et ennemis publics ? » Je relève, dans cette phrase, une expression qui ne me parait pas juste. Fronton n’était pas un gouverneur improvisé de province ; il arrivait à cette charge après avoir rempli régulièrement toutes celles qui y conduisaient. Il avait fait son apprentissage comme tout le monde dans des fonctions inférieures, et son cursus honorum, cité par M. Aubé lui-même, prouve qu’il avait été déjà questeur en Sicile. Le reste n’est qu’une opinion fort hasardeuse qu’il me parait aussi difficile de défendre que de combattre. Il arrive quelquefois à M. Aubé d’imaginer ainsi des suppositions ingénieuses, qu’il édifie avec beaucoup d’habileté, et qu’il abandonne tout d’un coup en reconnaissant que ce sont « des hypothèses un peu gratuites. » Il ne me semble pas d’une saine critique d’encombrer ainsi d’hypothèses une histoire déjà si obscure et si controversée. Il vaut mieux se résoudre franchement à ignorer ce qu’il n’est pas possible de savoir.