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de réforme très net, très efficace, et je ne m’étonne pas qu’une administration réparatrice ait voulu faire du hardi poète un des recteurs de l’université de France. Ses beaux livres, l’Éducation homicide, l’Éducation libérale, le Baccalauréat et les études classiques, sont là pour prouver que l’auteur de Pernette avait en lui l’étoffe d’un Rollin. Ces petits traités des études tracés d’une main si ferme étaient l’œuvre du père autant que du penseur. Ils se rattachent d’une manière étroite à ce dernier ouvrage qui vient de couronner cette longue carrière poétique et qu’il a intitulé simplement : le Livre d’un père. Déjà, dans plusieurs dédicaces singulièrement touchantes, il avait esquissé le livre du fils, du frère, de l’époux ; le livre du père est plus complet encore, jamais le talent de M. de Laprade n’a déployé plus de souplesse et de grâce.

Heureux le poète qui, après une carrière de près de quarante ans, peut regarder derrière lui en toute sécurité de conscience ! On voit trop souvent dans l’histoire de l’art des génies éclatans donner un démenti à leur jeunesse. M. Victor de Laprade a gravi d’échelon en échelon les hauteurs du monde de la pensée, comme il gravissait à vingt ans les Alpes de Savoie. Il a pu défaillir, il n’a jamais dévié. On l’a constamment vu se reprendre, se relever, assurer sa marche, aller toujours plus loin, tendre toujours plus haut. Ses erreurs mêmes, et nous les avons signalées avec franchise, attestaient le généreux élan de son cœur. Penseur, il a complété ses ressources ; poète, il a corrigé ses défauts ; citoyen, il a regretté ses amertumes et n’a jamais désespéré de la patrie. Il mérite enfin qu’après tant d’épreuves vaillamment traversées on applique à l’écrivain devenu un des vétérans du grand art ce que Sainte-Beuve disait de ses débuts : « Laprade, écrivait le fin lettré en ses Chroniques parisiennes de 1845, Laprade a de l’élévation, de l’harmonie, une forme large, brillante et sonore ; les beautés sont nombreuses, incontestables ; la poésie spiritualiste a retrouvé dans Laprade un noble organe. » Mais surtout, — et c’est là ce qui nous frappe le plus dans cette première sentence, — à propos d’une pièce printanière des Odes et Poèmes, Sainte-Beuve ajoute en termes excellens : « Le symbole moral donne à cette poésie gracieuse un sens intime et toute une âme. » Ce jour-là, le pénétrant critique semble avoir pressenti le futur développement du jeune poète. « Un sens intime et toute une âme, » n’est-ce pas là précisément ce que nous venons de montrer chez l’auteur de Psyché, d’Hermia, des Poèmes évangéliques, des Symphonies, des Idylles héroïques, de Pernette, du Livre d’un père ? n’est-ce pas ce que vient de mettre sous nos yeux la marche ascendante de sa vie et de son œuvre ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.