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les Juifs. Il part, il appelle ses frères d’Israël, il prêche le renouvellement du monde, il jette d’effroyables clameurs, il baptise les générations confiantes et accable les pharisiens, les scribes, race de vipères, troupes d’hypocrites qui prétendent ouvrir et fermer le ciel à leur fantaisie, corrupteurs de la religion de Jehova, faux gardiens de la loi, de qui l’esprit s’est retiré. La foule s’accroît pour l’entendre,

Foule étrange de gens incultes on maudits,
Pâtres, bandits, soldats semblables aux bandits ;
Obscènes mendians aux sourires farouches ;
Publicains aux doigts noirs, au front blême, aux yeux louches,
Sur de tels compagnons encor peu rassurés ;
Et, couvertes de fard, de voiles bigarrés,
Sanglotant et joignant leurs mains de pleurs mouillées,
Maintes filles de joie en groupe agenouillées.
Tous attentifs ; les uns sur le sable couchés ;
D’autres, assis plus loin dans les creux des rochers,
Sous les grands aloès et sous les palmiers rares,
Cherchant l’ombre et le frais dont ces lieux sont avares ;
D’autres, pour voir le maître et l’ouïr à leur gré,
Entrent jusqu’aux genoux dans le fleuve sacré.
Tout fait silence au loin, le vent, l’eau jaune et lente,
Et des plaines du Gad l’immensité brûlante.
Seul, l’homme du désert parle à ce peuple et dit…


Tout cela sans doute a son point de départ dans les versets de saint Luc, mais les brèves indications de l’évangéliste sont fécondées ici par une imagination puissante et rendues avec une singulière énergie de couleur. De telles pages devaient frapper les artistes ; il y en a un surtout, écrivain initié à tous les secrets de la forme et attiré par toutes les audaces, qui s’est inspiré manifestement de ces peintures de Victor de Laprade, tout en s’efforçant de n’en rien laisser voir[1]. Le chant intitulé le Précurseur est la digne conclusion de ce hardi prologue. Le drame d’Hérodiade et de saint Jean-Baptiste clôt admirablement la trilogie.

Dès que Jésus paraît, une lumière pénétrante éclaire les tableaux du poète. La Tentation, les Œuvres de la foi, l’Évangile des champs, la Tempête, la Samaritaine, sont des pages sévères et solides qui font penser à Nicolas Poussin. Ce que j’en aime surtout, c’est le sentiment profond des idées et des devoirs de notre âge si intimement associé aux souvenirs, des traditions évangéliques. Poussin et Raphaël nous représentaient leur temps quand ils peignaient les scènes des livres saints ; Victor de Laprade nous rend la vivante image des plus terribles crises du XIXe siècle, lorsqu’il nous montre

  1. M. Gustave Flaubert, dans les pages les plus énergiques de son dernier volume intitulé Trois Contes.