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le doute, il a connu le désespoir ; au jardin des Olives, il a pu se croire abandonné du père, et il a crié par trois fois.

Je puis donc l’exprimer, car c’est l’homme éternel,
Ce Christ qui s’abreuva de vinaigre et de fiel,
Celui dont le travail durcit les mains actives,
Ce Christ, non du Thabor, mais du mont des Olives,
Qui put dire, au milieu des affres de la croix,
Que Dieu l’abandonnait, et qui cria trois fois !
Toutes ses actions nous parlent, nous enseignent,
Et sa chair saigne encor dans nos membres qui saignent.


Voilà le Christ dont la poésie a le droit de parler aux hommes, sans que la théologie vienne gêner ses allures. Grâce à cette conception simple et forte, M. de Laprade a pu composer une œuvre qui est bien à lui, un poème dont le fondement est l’Évangile, et qui est toutefois un poème original, un poème où le drame du jour se mêle constamment au drame du Calvaire. Dès les premières pages, voici trois tableaux : le Royaume du monde, le Baptême au désert, le Précurseur, qui n’ont pu être exécutés de cette façon que par un artiste du XIXe siècle. On y retrouve cette science de l’Orient que la critique moderne nous a révélée et dont s’inspirera plus tard le hardi coloriste Henri Regnault. Ici d’abord c’est le roi, le roi d’Orient, Hérode, recevant les tributs de ses peuples, vêtemens et meubles splendides, robes d’écarlate, coffres de santal, colliers de perles, éblouissemens de l’Inde, trésors de la Lybie, puis les animaux rares, les chevaux du désert, les chameaux au long cou, les lourds éléphans, puis le troupeau des esclaves d’Afrique, cent filles du Niger qui peuvent dire comme la sulamite du Cantique des cantiques : Je suis noire, mais je suis belle ! et tandis que le flot des tributaires vient battre les marches du trône, arrivent du fond de l’Asie des rois, des mages, guidés par une étoile mystérieuse et cherchant le futur souverain d’Israël et du monde.

À ces images resplendissantes que suivent le massacre des nouveau-nés et la fuite en Égypte, le poète à opposé des scènes d’une couleur sauvage. Quel est cet homme accroupi, fauve, sombre, immobile, qui se confond presque avec les rochers dont la pointe perce le sable ? Son œil est d’un voyant, ses habits sont d’un esclave. Il porte des guenilles de peau de chameau, un tissu de cuir et de poils roux. Autour de lui pas une herbe, pas un souffle, pas un murmure d’insectes. Le ciel est rouge, le sable est brûlé ; nul autre que l’homme fauve ne pourrait habiter cette fournaise. C’est trop cependant ; l’esprit qu’il invoque en cette pénitence horrible lui ordonne de se rapprocher des hommes, de se rendre plus accessible, d’aller aux bords du Jourdain pour prêcher et baptiser