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l’intrigue est menée par un dialogue dont nous nous garderons bien de citer un seul mot, parce qu’il faut l’entendre tout entier. De ce ralentissement de l’action et de cette hésitation du drame que quelques-uns avaient cru voir dans Ladislas Bolski, les plus difficiles à contenter ne sauraient ici trouver ombre ni trace. Tout y va d’un pas égal et, selon le précepte classique, se hâte vers l’événement, sans précipitation toutefois et sans fièvre, comme dans une comédie qui se respecte, une comédie littéraire dont les auteurs ont le temps et prennent le loisir de développer les situations parce qu’ils en ont les moyens. Puisse seulement leur exemple trouver des imitateurs ! Cependant on aime mieux se mettre l’esprit à la torture pour trouver ce qu’on appelle des situations fortes et des coups de théâtre, comme s’il y avait, depuis que le drame est drame, d’autres coups de théâtre que la rencontre et le choc de deux passions, d’autres situations fortes que celles qui naissent de la rivalité même des intérêts et des caractères. Il ne manque ni de situations fortes ni de coups de théâtre dans Samuel Brohl : nous pourrions citer au second acte la grande scène où la princesse Gulof reconnaît son Samuel Brohl dans le Larinski de ce bon M. Moriaz et de cette excellente demoiselle Moisseney, — comme au quatrième la scène très dramatique où Mlle Moriaz, les yeux subitement ouverts, reprenant violemment possession d’elle-même sous le coup du dégoût et du mépris, succombe d’horreur à la pensée qu’elle est aimée du plus vil aventurier, — comme au cinquième encore la scène où M. Langis, le neveu de M. Moriaz, le mari qu’il destinait à sa fille et que sous le masque d’un héros polonais Samuel Brohl avait Supplanté, marchande au fils du Vieux Jérémias Brohl le portrait de Mlle Moriaz et deux lettres qu’elle a eu l’imprudence de lui écrire. Mais les situations et les coups de théâtre sont ici préparés, ménagés, amenés par deux hommes qui ne se résigneraient aisément à rien de banal, à rien de vulgaire, et qui parlent à nos esprits d’abord, à nos yeux ensuite, à nos nerfs jamais. Ni au théâtre, ni même peut-être dans le roman, la nouveauté, la nouveauté vraie n’est dans l’invention du fonds. L’histoire de toutes les littératures est là, que l’on peut invoquer pour prouver qu’il n’est pas de plus mince mérite que d’étonner le lecteur ou de surprendre le spectateur.

Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.


L’invention est toute dans les caractères, dans les nuances des caractères, dans le choix des incidens les plus propres à donner aux caractères l’occasion naturelle de s’accuser et de se développer, elle est dans la peinture des passions, dans l’expression des sentimens, elle est dans le style, un mot dont on se sert si souvent et que l’on comprend