Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouvement même de l’action, le plus capable de retenir le dramatique sur la pente prochaine du mélodrame. Et certainement, pour préciser aussitôt la pensée, le rôle de Mlle Moisseney, la demoiselle de compagnie romanesque et sentimentale « qui avait du goût pour les beaux hommes, quoiqu’elle sût très bien qu’ils n’avaient pas été créés pour son usage, qu’elle n’avait rien à leur offrir et qu’ils n’avaient rien à lui donner, » n’est rien moins, à ce double point de vue, qu’un chef-d’œuvre d’habileté. Jamais le léger ridicule de cette respectable demoiselle n’est poussé jusqu’à la caricature ; bien mieux, sa conversation n’est bizarre que parce qu’elle passe par sa bouche, et cependant, du premier acte au dernier, partout où l’intrigue menace de tourner au tragique, elle intervient, elle laisse tomber deux mots, et le sourire de reparaître sur toutes les lèvres, et l’action de reprendre son chemin sur la route aimable de la comédie tempérée.

Les lecteurs de la Revue savent que l’idée de Samuel Brohl peut se résumer en quelques mots. Fils d’un cabaretier juif de la frontière gallicienne, Samuel Brohl un beau jour est enlevé, je veux dire acheté, par une princesse russe de grande mine qui se charge de le décrasser. Né pour l’aventure, son éducation faite, il se met à courir le monde, s’approprie les papiers et la personnalité d’un Polonais de haute race, devient le comte Abel Larinski, rencontre dans un hôtel de l’Engadine M. Moriaz, illustre chimiste, voyageant avec sa fille, héritière de deux millions, flaire aussitôt un beau mariage, le prépare de longue main et va le conclure quand la princesse Gulof, sa bienfaitrice, arrive tout à temps pour démasquer l’imposture et rendre le faux Larinski, redevenu brusquement Samuel Brohl, à son destin d’aventurier. Rien de plus simple, comme on voit, rien de moins chargé d’incidens, et rien qui soit à la scène d’un plus vif intérêt, plus habilement soutenu, plus amusant. On a sauvé l’unique difficulté de la pièce, en nous mettant d’abord dans le secret de la vraie personnalité du soi-disant Larinski par un prologue très rapide où l’on assure que les costumes sont d’une fidélité scrupuleuse, et, ce qui nous touche davantage, où les caractères de la princesse Gulof et de Samuel Brohl sont indiqués et posés de main de maître. Cela n’est pas étonnant. M. Cherbuliez connaît ses Russes et ses Polonais dans leur fond : héros et princesses, aventuriers et grandes dames indépendantes. M. Meilhac, de son côté, n’en est plus à son coup d’essai : quand on est l’auteur des Curieuses et de Fanny Lear, la peinture d’une étrangère voyageuse n’a plus de secrets pour l’artiste.

Intéressé par ce prologue, le spectateur, à partir du premier acte, ne saurait déjà plus reprendre son attention ni disputer sa curiosité. Deux actes dans une chambre et dans un salon d’hôtel, les trois autres à Cormeilles, près de Paris, chez M. Moriaz, entraînent et captivent. L’intérêt ne se dément pas un seul instant, et la marche mesurée de