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habitude, offert peu et beaucoup demandé. Il est probable aussi qu’il a exercé sur le nonce ce charme vainqueur qui lui est propre et auquel personne ne résiste. « La diplomatie, lisons-nous dans une des brochures du comte Arnim que nous avons citées, est l’art d’employer pour le plus grand avantage de son pays l’influence magnétique que l’homme exerce sur l’homme et de résister au magnétisme de la partie adverse. Si cet art n’existait pas, l’écritoire et la boîte aux lettres suffiraient à toutes les négociations. Personne ne le possède plus que le chancelier de l’empire germanique. Il est tellement convaincu de la vérité et de la justesse de ce qu’il dit au moment où il le dit que cette conviction, qu’il exprime de la manière la plus pressante en appelant à son secours une foule d’argumens divers qui convergent tous sur le même point, s’infiltre dans l’âme de son interlocuteur comme dans une éponge ou dans une pierre, selon la force de résistance du sujet auquel il fait subir ce traitement. » On peut croire qu’à Kissingen les deux interlocuteurs se sont quittés fort satisfaits l’un de l’autre. Le nonce avait été séduit et convaincu, et le chancelier lui savait gré de s’être laissé convaincre ; mais il s’agissait après cela de convaincre aussi le saint-père. Il y a loin de Berlin au Vatican, et le fluide agit rarement à distance.

Il est certain que le Culturkampf a causé de grands mécomptes au chancelier de l’empire allemand ; il a rencontré des résistances auxquelles il ne s’attendait pas et que ses rigueurs n’ont pu vaincre. — « Je veux bien admettre, disait un jour M. Thiers au comte Arnim, que M. de Bismarck est un homme fort remarquable ; mais je ne comprends rien à sa politique religieuse. Il lui en cuira, il lui en cuira. Écrivez-lui de ma part ou plutôt dites-lui quand vous le verrez qu’il fait fausse route. Et à ce propos, je m’en vais vous conter quelque chose. Vers la fin de la bataille de Waterloo, Napoléon désespérait. C’est alors qu’un grand coquin, M. Ouvrard le fournisseur, s’approcha de lui et lui dit : Sire, les Anglais ont perdu énormément de monde. — Oui, répondit l’empereur, mais j’ai perdu la bataille… C’est ainsi qu’un jour M. de Bismarck pourra se dire : L’église a énormément perdu, mais j’ai perdu la bataille. » M. Thiers s’avançait trop, M. de Bismarck n’a point perdu la bataille, mais il n’a pas remporté les succès rapides et décisifs sur lesquels il comptait. Il espérait triompher de vive force, il se voit condamné aux fatigantes lenteurs d’un blocus en règle, et il en est venu à se demander si la victoire le paiera de ses peines, si après tout les ultramontains sont bien ses ennemis les plus dangereux, s’il n’est pas de son intérêt de ménager avec eux un accommodement, qu’ils paraissent eux-mêmes désirer, car si on se lasse de battre, on se lasse plus vite encore d’être battu.

On aurait tort de s’imaginer que c’est par un emportement de zèle luthérien ou réformé que M. de Bismarck a rompu en visière au Vatican. Il a fait plus d’une fois profession d’un attachement sincère à