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parole ! — le président l’interromprait peut-être en lui disant : « Je ferai observer à l’orateur que le ton hautain sur lequel il a prononcé le mot je constitue un délit de parole, et que, s’il continue sur le même ton, je me verrai forcé de lui appliquer quelque peine disciplinaire. » On s’est beaucoup égayé à Vienne aux dépens du projet de loi ; à Berlin on s’en est moins amusé. Les réjouissances de Noël ont été moins brillantes que d’ordinaire, Berlin a perdu sa gaîté, il a du noir dans l’âme ; il s’écrierait volontiers comme Nicole : Par ma foi, je n’ai plus envie de rire.

Si puissant qu’on soit, on ne peut tout faire, ni tout se permettre. Il ne suffit pas de proposer une loi, ni même de la faire accepter ; encore faut-il qu’elle soit exécutable ; quiconque décrète des chimères s’expose à n’être point obéi. Le chancelier de l’empire germanique faisait un jour une singulière déclaration de principes au comte Arnim, qui s’est plu à nous la rapporter dans une des piquantes brochures qu’il a récemment publiées. — « Si une loi, lui disait-il, présentée et votée selon toutes les formes constitutionnelles, décidait que la fortune de tous les gens dont le nom commence par un A doit être adjugée à ceux dont le nom commence par un B, j’estime que les A qui s’opposeraient à l’exécution de la loi devraient être considérés comme des révolutionnaires et traités en conséquence[1]. » Le comte Arnim nous raconte qu’en essuyant cette bizarre confidence, il ne put s’empêcher de s’attendrir sur le triste sort des A dépossédés, mais qu’il se consola bien vite en pensant qu’avant que l’arrêt de dépossession fût accompli, la société se serait chargée de mettre à la raison un gouvernement qui, au nom de la logique, prendrait avec la sainte justice de si étonnantes libertés. Supposé que le Reichstag poussât l’esprit de soumission jusqu’à voter la loi disciplinaire qui a provoqué les lazzis irrespectueux des journalistes viennois, il lui serait impossible de l’appliquer. Il sentirait qu’il y va non-seulement de sa dignité, mais de son existence même. Le penchant au suicide est encore plus rare dans les assemblées que chez les particuliers ; on peut bien les étrangler, mais exiger qu’elles nouent elles-mêmes la corde destinée à leur serrer le cou, c’est trop attendre de leur mansuétude et leur demander plus que ne peut accorder l’humaine nature. Au surplus, selon toute apparence, le projet ne sera point accepté. Les libéraux prussiens n’ont voté qu’à regret et d’un cœur contrit la loi d’exception contre le socialisme ; ils paraissent être au bout de leurs concessions. Dans une séance récente du Landtag, ils ont témoigné ouvertement les profondes répugnances que leur inspirent les nouvelles propositions de M. de Bismarck, ils ont fait cause commune avec leurs anciens amis les progressistes, ils ont déclaré comme eux que la liberté de la tribune leur est infiniment chère et qu’ils s’en

  1. Quid faciamus nos ? Nachtrag zum Essay : Der Nuntius kommt ! von Graf Harry Arnim ; Vienne, 1879, page 19.