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trouvait que ces surprises étaient presque toujours agréables ; aussi avait-elle ouvert à son génie un crédit de confiance presque illimité, elle prenait en pitié les peuples réduits au travail quotidien et laborieux de la discussion et condamnés aux crises ministérielles. C’est souvent un grand embarras que les crises ministérielles, c’est quelquefois même un fléau ; mais il est un autre genre de crises qui, pour être plus sourdes, plus secrètes, ne laissent pas d’avoir de sérieux inconvéniens. Les peuples qui abdiquent le soin de leurs intérêts entre les mains d’un homme de génie deviennent très exigeans envers lui ; ils lui demandent d’être heureux dans toutes ses entreprises, de ne jamais se tromper et de ne jamais se démentir. Malheureusement le génie n’est point à l’abri de l’erreur et des contradictions, et les grands politiques qui ont laissé après eux, comme le comte de Cavour, une réputation d’infaillibilité, sont ceux qui par une grâce du ciel sont morts assez jeunes pour n’avoir pas eu le temps de faire des fautes. Jusqu’en 1870, M. de Bismarck avait toujours été heureux, tout lui avait réussi, et on peut lui rendre ce témoignage qu’il n’avait pas commis une seule faute. L’Allemagne avait fini par se persuader qu’il ne pouvait pas se tromper. Il lui est venu depuis des doutes à cet égard, et ces doutes l’affligent, l’inquiètent ; c’est pour elle une cause de trouble, de tourment, autant que peut l’être pour tel autre pays une de ces crises gouvernementales qui remettent tout en question.

La presse allemande a relevé plus d’une fois dans la conduite comme dans les opinions de M. de Bismarck des variations, des inconséquences, qui déconcertent ses plus fervens admirateurs, et elle ne craint pas d’en inférer que cet incomparable ministre des affaires étrangères, passé maître dans l’art de conduire victorieusement une négociation, est peut-être moins apte à diriger les affaires intérieures de son pays. A la vérité M. de Bismarck a toujours revendiqué pour lui-même le droit d’être inconséquent ; il ne s’inspire que des circonstances, il est opportuniste de parti pris et de profession. Sincèrement passionné pour la grandeur de la Prusse, très sincère aussi dans sa conviction qu’il peut seul mener à bonne fin la grande œuvre qu’il a entreprise, et que partant ses ennemis sont les ennemis de l’état, il est plus ou moins sceptique sur tout le reste. Qu’il s’agisse de questions d’église, d’organisation municipale ou d’économie politique, il n’a point de doctrines, et il éprouve quelque compassion pour ceux qui en ont. Les doctrines sont souvent gênantes pour les hommes d’état, elles les obligent à des sacrifices ; en revanche elles leur rendent le service de donner de la consistance à leur conduite, de l’autorité à leur caractère. L’autorité de M. de Bismarck a été compromise, par certains démentis un peu brusques qu’il s’est infligés à lui-même. Il passait jadis pour être un partisan résolu de la liberté commerciale et du libre-échange ; l’Allemagne n’a pas lu