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afflige le plus, quand on considère la condition des classes laborieuses, ce n’est pas tant l’insuffisance de leur salaire que le mauvais emploi qu’elles en font trop souvent. Une hausse dans la rémunération du travail n’aboutit ordinairement qu’à accroître les dépenses du cabaret et ainsi à dégrader l’ouvrier. C’est en vain que vous prêchez l’économie aux hommes faits. C’est une vertu d’habitude, et c’est dès l’enfance qu’il faut l’inculquer.

Par l’initiative de M. Laurent, il s’est établi aussi à Gand des sobriétés d’ouvriers où les travailleurs des fabriques se réunissent pour entendre des conférences, faire de la gymnastique, chanter des chœurs, jouer la comédie, lire des journaux et des livres[1]. Bientôt il se constitua sur le même plan quatre sociétés d’ouvrières de fabrique dans les différens quartiers de la ville, où les jeunes filles trouvent les mêmes moyens de culture intellectuelle et morale. Il faut voir dans le livre si touchant et si instructif de M. Laurent, les Sociétés ouvrières de Gand, le détail de ce qui se fait dans ces réunions d’ouvrières et les heureux effets qu’elles produisent. C’est là vraiment une œuvre d’économie chrétienne, comme en recommandent MM. Stocker et Todt.

Sans doute plusieurs autres articles du programme du parti social-évangélique soulèvent de sérieuses objections. Mais l’esprit général est excellent. On ne peut trop rappeler aux classes dirigeantes et même aux ministres du culte les devoirs de charité éclairée et pratique qui leur sont imposés par la position qu’ils occupent. Il est également vrai que l’action de la doctrine de Jésus dans le monde n’est pas épuisée. Ses ennemis répètent que l’on peut déjà voir une fois de plus comment meurent les religions. Je ne le crois pas. Le dogme occupera moins de place, mais l’influence morale et juridique augmentera. La foi des « sociaux-évangéliques » peut se résumer en ces mots d’Emmanuel Fichte : « Le christianisme porte encore dans son sein une puissance de rénovation qu’on ne soupçonne pas. Jusqu’à présent il n’a agi que sur les individus, et indirectement par eux sur l’état. Mais celui qui a pu apprécier son action intime, soit comme croyant, soit comme penseur indépendant, celui-là admettra qu’il deviendra un jour la force interne et organisatrice de la société, et alors il se révélera au monde dans toute la profondeur de ses conceptions et dans toute la richesse de ses bénédictions. »


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Ces sociétés avaient besoin d’un local. M. Laurent avait obtenu pour l’œuvre de l’épargne scolaire les 10,000 fr. du prix Guinard, « destiné à récompenser l’ouvrage ou l’invention la plus propre à améliorer la position matérielle ou morale de la classe ouvrière. » Il donna cette somme pour aider à bâtir le local et il y ajouta le produit des droits d’auteur de son grand traité de droit civil. Travailleur intellectuel infatigable, il donnait à ses frères du travail manuel le fruit de son labeur demi-séculaire.