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savons du moins comment on les gouvernait. La pitance fournie par l’état était maigre ; le régime de nos bagnes en peut donner encore aujourd’hui une idée. Les rameurs athéniens n’auraient pas résisté aux fatigues de la vogue, s’ils ne s’étaient procuré sur tous les marchés du rivage un supplément indispensable à la ration de farine et d’huile que leur distribuaient les triérarques de la république ; les forçats des princes de la chrétienté achetaient ce supplément à la taverne de l’argousin. Athènes accordait du vin à ses chiourmes ; les nôtres n’en recevaient que par exception. « Le vin, nous apprend le capitaine Pantero Pantera, porte des fumées et des vapeurs à la tête ; ces fumées étourdissent le rameur et lui enlèvent ses forces. Au lieu de vin, il est préférable de distribuer à la chiourme un peu de biscuit, de l’huile et du vinaigre. » Ce sont là les encouragemens ; voyons la discipline.

« Où naît l’Indien, nous dit un proverbe tagal dont j’ai souvent vu faire l’application à Manille, pousse aussi le rotin. » Les chiourmes asiatiques se recrutaient sur des rivages où le rotin non plus ne manquait pas. Les thètes et les métèques qui composaient en majeure partie les équipages de la flotte athénienne auraient mal supporté le traitement dont s’accommodaient les Phéniciens et dont s’accommodent encore les fellahs de l’Égypte. Ceci est affaire de race et d’habitude. Sur les galères du roi de France comme sur celles du pape, à une époque où l’on n’avait assurément nul souci de la dignité humaine, on recommandait expressément au comité « de bien se garder de battre la chiourme sans motif, surtout quand elle avait les rames en main. » Sans doute, remarquait-on, « la bastonnade fait travailler la chiourme avec plus d’énergie, mais il faut user de ce moyen avec discrétion et le réserver pour les cas extraordinaires. Mieux vaut encore caresser ses rameurs et les tenir allègres et joyeux. » Se souvient-on de tout ce qui s’est dit à bord de nos navires, la première fois qu’il y a été question de supprimer les châtimens corporels ? La discipline devait nécessairement périr, le service allait devenir impossible ; on ne prévoyait qu’arrogance et révolte, on ne présageait que navires à la côte. La cale, la bouline, les coups de corde ont cependant disparu, et leur suppression n’a fait tort qu’à la vieille réputation de turbulence du matelot. Traité en homme, le matelot a cessé de se conduire en brute ; nous avons été agt4ablement surpris de le trouver soudain de composition plus facile. L’ordre et la méthode se sont introduits dans notre service le jour où la liane et la garcette n’ont plus été l’ultima ratio du quartier-maître. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que la marine antique ne demandât à ses équipages des efforts soutenus auxquels l’enthousiasme devait bien quelquefois faire défaut.