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passé autour de lui, et il s’éteignait sans trouble à quatre-vingts ans. Bernis à Rome, tout cardinal qu’il fût, passait ses dernières années dans une sorte d’indigence. Il vivait d’une modeste pension de la cour d’Espagne, fidèle à son état dans la disgrâce, sans se plaindre, sans cesser d’être l’homme de bonne compagnie. Il mourait à la fin de 1794, disparaissant obscurément avec la société où il avait vécu et brillé. Cette vie, commencée dans les grâces et les plaisirs de Versailles ou de Paris, s’achevait au sein des mélancolies romaines, et en s’éteignant elle se décorait d’un dernier reflet d’honneur religieux au milieu des sacrifices acceptés, supportés simplement.

Veut-on retrouver de nos jours une dernière trace, un souvenir bien imprévu et comme une épitaphe singulière de celui qui fut de son temps abbé, cardinal, ministre des affaires étrangères et toujours mondain ? Bien des années après, vers 1840, une pieuse et poétique personne, Mlle Eugénie de Guérin, est chez une parente, auprès d’Alby, où Bernis a été archevêque, dans un de ces châteaux de famille où errent les ombres du passé. C’est le château de Montels, situé au milieu d’une campagne « toute diverse en paysages, en coupes de montagnes douces, couvertes de châtaigniers. » Mlle Eugénie de Guérin, avec son charme pénétrant, décrit dans son Journal le château où il y a un vieux salon tout tapissé de vieux portraits de militaires, d’hommes de robe et d’église, de belles dames comme on n’en voit plus. Tout est contraste à Montels, dit Mlle de Guérin, jusque « dans cette chambre appelée chambre du cardinal, pour avoir logé le cardinal de Bernis, toute pleine à présent de pommes de terre. » Et elle poursuit : « Je ne suis pas étonnée que ce bel esprit, qui se connaissait en jolies choses, ait choisi ce lieu pour sa maison de campagne, assez près et assez loin de la ville, paysage parfaitement dessiné pour des pastorales et des rêveries poétiques, si le cardinal rêvait encore. Qui sait ? qui sait en quel temps et en quel état on cesse d’être poète ? Celui-ci cependant, dans le cours de sa vie, se souvenant qu’il était prêtre, eut repentir de ses chansons légères et fit faire des recherches pour les détruire… Les épîtres à Chloé et à la Pompadour sont restées, et nul ne sait que leur auteur a voulu les mettre en cendres. Je tiens cela de mon père, dont le père avait connu l’Apollon cardinal… » — Apollon, c’est beaucoup ; c’était beaucoup aussi d’appeler Bernis un Richelieu au temps du ministère ! Ce qui est vrai, c’est qu’avec ses dons et ses faiblesses, poète léger, politique et gentilhomme d’église, Bernis reste une des expressions les plus intéressantes du XVIIIe siècle, de ce monde d’autrefois à jamais disparu et condamné dans ses institutions, toujours fait pour plaire par la grâce et par l’esprit,


CHARLES DE MAZADE.