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de tous les biens, la liberté, et la permission de lui faire ma cour… J’ai été reçu à Versailles avec toute sorte de bontés. Le public à Paris a marqué de la joie. Les faiseurs d’horoscopes ont fait à ce sujet cent almanachs plus extravagans les uns que les autres. Pour moi qui ai appris depuis longtemps à supporter la disgrâce et la fortune, je me suis dérobé aux complimens vrais et faux et j’ai regagné mon habitation d’hiver… » Et peu de jours après il ajoutait : « J’ai publié une amnistie générale pour tous mes déserteurs. Je les reçois comme un homme du monde qui est accoutumé au flux et au reflux des amis, selon les circonstances, et comme un philosophe qui plaint les hommes, outre les maladies qui affligent l’humanité, d’être encore sujets aux bassesses et aux platitudes… Quand mes affaires seront arrangées, j’aurai l’hiver une maison à Paris et je jouirai l’été de la dépense que j’ai faite sur les bords de l’Aisne… »

A tout prendre, Bernis n’avait point à se plaindre, il l’avouait, de l’accueil qu’il avait reçu ; il se sentait heureux de reparaître dans un monde pour lequel il était fait, dont il n’était pas aussi désabusé qu’il le disait, et s’il ne pouvait plus garder l’illusion d’un rôle politique, il recevait bientôt, comme une première marque de sa rentrée en grâce, l’archevêché d’Alby. L’exil, s’il y avait encore exil, était du moins cette fois brillant et doré ! Voltaire, qui s’amusait de tout, se hâtait de lui écrire de Ferney : « On me dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau. Si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai point l’idée de vous voir une houlette à la main, au contraire je féliciterai vos ouailles ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature et plus destiné par la fortune pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes. Toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus ; mais faites comme il vous plaira… » Bernis était homme à porter le fardeau avec aisance. Il passait plusieurs années à Alby, gouvernant son diocèse en prélat affable et éclairé, qui haïssait tous les fanatismes et « le pédantisme jusque dans les vertus, » s’intéressant dans sa solitude nouvelle aux choses de l’esprit et écrivant encore à Voltaire : « J’aime toujours les lettres ; elles m’ont fait plus de bien que je ne leur ai fait d’honneur. Mille entraves m’ont empêché de m’y livrer entièrement. Rien ne m’empêchera de les honorer, de les chérir, ni d’admirer celui qui, dans notre siècle, les a cultivées avec tant de supériorité… Prolongez, embellissez votre couchant en riant des ridicules, en donnant aux jeunes écrivains des leçons et des exemples, et en faisant les délices de vos ami ?… » En réalité Alby n’était encore qu’une halte.