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les émotions et il les confiait jour par jour à Stainville, dans une correspondance où se révèlent à la fois la vivacité de sa raison, la candeur de son patriotisme, la sincérité de son esprit, et, si l’on veut, la faiblesse de sa position, l’insuffisance de son caractère ministériel.

Rien de plus saisissant et de plus instructif en effet que cette correspondance de plus d’une année qui complète les Mémoires et où Bernis, tout entier à la vie dévorante qu’il mène, ne déguise rien, ni ses propres perplexités, ni la confusion dont il est entouré ! Il ne craint pas de parler en toute liberté, avec vivacité, de l’apathie du roi, du danger des faiblesses de Mme de Pompadour, — notre amie, comme il l’appelle toujours, — pour M. de Soubise, de l’incohérence du gouvernement, de la détresse financière, des généraux surtout, des généraux et des révoltes croissantes de l’opinion. Il se désole parfois, il se compare lui-même à « un ministre des affaires étrangères des limbes ; » il s’agite dans le vide, et il écrit à Stainville : « On ne meurt pas de douleur, puisque je ne suis pas mort depuis le 8 septembre (Closter-Seven). Les fautes ont été entassées de telle façon qu’on ne pourrait guère les expliquer qu’en supposant de mauvaises intentions ; j’ai parlé avec la plus grande force à Dieu et à ses saints. J’excite un peu d’élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence ; on ouvre de grands yeux tristes et tout est dit ! » C’est là le vrai Louis XV. Le mérite de Bernis est d’avoir le sentiment aussi vif que tenace de la gravité des choses, d’y revenir sans cesse, de montrer jour par jour la situation dans sa triste nudité. « Vous me direz, écrit-il, qu’il n’y a qu’à faire mieux commander les armées, et je vous répondrai : Mettez-y donc de grands généraux ; ayez des ministres et des conseils qui dirigent la guerre avec la supériorité de M. de Louvois, en un mot avec le talent qui seul peut arranger les grandes choses. Où sont ces généraux ? où sont ces ministres ? Et s’ils existaient, les mettrait-on en place ? Ce n’est pas l’état des affaires qui m’effraie, c’est l’incapacité de ceux qui les conduisent… Point de ministres, point de conseil, point de généraux, point de volonté dans les uns ni d’activité dans les autres ; je vous dis ma pensée… » Et cet esprit fin, assurément plus délié que réellement supérieur, sent bien que le mal est plus profond. Il a des traits familièrement pathétiques. Il montre la société glissant dans l’anarchie morale, gâtée par le luxe, adonnée sans scrupule au goût du repos et de l’argent. « Il faudrait changer nos mœurs, dit-il, et cet ouvrage, qui demande des siècles dans un autre pays, serait fait en un an dans celui-ci s’il y avait des faiseurs. » Seulement il n’y a plus pour l’instant de ces « faiseurs » qui ont existé pour la France, — qui reparaîtront après des catastrophes nouvelles.