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nouveau canonicat comte de Lyon, sans avoir beaucoup plus de ressources. Son nouveau titre était plus honorifique que lucratif. Il n’avait été soulagé un moment de ses dettes de jeunesse que par un prêt délicat qui lui arrivait sous le voile de l’anonyme, qui venait « d’une des plus belles femmes de la cour, » devenue depuis son amie, la princesse de Rohan-Courcillon, dont il a lui-même divulgué le nom. Il restait toujours assez pauvre ; mais à défaut des réalités palpables, il avait les avantages mondains sous les dehors de la faveur, et il sentait grandir sa confiance. Le roi, qui avait des timidités bizarres, qui, voyant l’abbé presque tous les jours, avait passé trois ans sans lui dire un mot, le roi finissait par s’accoutumer à lui ; il lui témoignait de l’intérêt et de l’estime. Le roi admettait l’abbé aux spectacles des cabinets particuliers et il le plaçait dans sa propre loge. Pour Mme de Pompadour, il restait un confident privilégié, avoué, et il définit lui-même la nature de ces singuliers rapports avec la favorite. « Mon amitié pour Mme de Pompadour, dit-il, me fixa à un plan bien dangereux. Pour ne lui point donner d’ombrage, je résolus de n’être attaché qu’au roi qui était mon maître, et de n’employer pour ma fortune qu’elle seule qui était mon amie. » Le plan était dangereux en effet, il devait tour à tour réussir et échouer. Pour le moment, tout était au succès. L’abbé, avec sa position en vue, commençait à passer pour un personnage destiné aux grands emplois. On avait déjà parlé de lui pour une place de conseiller d’état d’église. Le roi, avant de lui donner ce titre, tenait à le faire passer par la diplomatie, et c’est ainsi qu’un jour de la fin 1751 Bernis se réveillait ambassadeur à Venise, offrant le spectacle d’un homme qui, après avoir vainement poursuivi un petit bénéfice, atteignait d’un seul coup à une assez haute fortune politique.

A vrai dire, dans la société qui en était encore à voir dans l’abbé l’aimable mondain, le poète des grâces, la première impression ressemblait à un étonnement un peu ironique, et d’Argenson ne fait que traduire cette impression lorsque, mentionnant cette nomination à côté de celle du comte de Broglie au poste d’envoyé en Pologne, il dit : « A la place de Chavigny va ambassadeur à Venise l’abbé de Bernis, bel esprit de l’Académie, abbé langoureux faisant quelques jolis vers qui échappent à sa paresse, dédaigneux, homme de rien, aimant à veiller pour la société du beau sexe et se levant à midi, d’ailleurs n’ayant pas un sol de patrimoine… » Le ministre des affaires étrangères, M. de Puysieulx, qui allait céder la place à Saint-Contest, puis à Rouillé, M. de Puysieulx de son côté n’avait pas déguisé ses préventions. Il avouait avec toute sorte d’excuses et naïvement au nouvel ambassadeur qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour empêcher sa nomination, qu’il n’avait pas pu