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quelques bénéfices avec lesquels je pourrais vivre avec décence. » Au demeurant, il était prêt à se contenter de peu, en se réservant d’ouvrir les ailes à son ambition et de devancer tous les autres, si l’occasion se présentait.

Un bénéfice, c’était l’essentiel d’abord, en attendant les « grands emplois ; » mais le bénéfice était lent à venir, et pour le moment Bernis se trouvait dans la position d’un homme menant une vie agréable, ayant beaucoup d’amis, même un peu de célébrité, sans avoir toujours de quoi payer son fiacre au sortir d’un souper. C’est en 1739 qu’il faisait son premier pas en obtenant un petit canonicat de Brioude qui lui donnait le titre de comte avec un modeste revenu et qui le conduisait en Auvergne, où, par une singularité de la fortune, il se trouvait en face de l’évêque de Clermont, de Massillon en personne. Le petit abbé des salons de Paris et le grand évêque qui avait prêché devant Louis XIV, on ne peut certes imaginer un plus curieux contraste. Massillon, sur le déclin de l’âge, était comme un dernier demeurant de l’autre siècle dans son évêché, où il vivait avec simplicité, occupé à pacifier autour de lui toutes les disputes de religion et à revoir ses sermons : il passait une partie de son temps, — du peu de temps qui lui restait à vivre, — au château de Beauregard, à quatre lieues de Clermont, dans cette haute retraite, d’où la vue s’étend sur plus de cent villes ou villages d’Auvergne, et que Marmontel a décrite dans ses Mémoires en racontant, non sans intérêt, une visite au doux prélat. Massillon, séduit par la bonne grâce et l’esprit de Bernis, le recevait avec bonté ; il aurait voulu décider le jeune abbé à se lier définitivement à l’église, à entrer dans les ordres, et il lui promettait même de le prendre aussitôt pour grand-vicaire, de le servir de son crédit à Versailles pour un évêché. L’abbé opposait des scrupules, tout en consolant la piété de Massillon par la lecture des premiers chants de son poème sur la Religion. Le vieil évêque, loin de s’offenser, n’était que plus séduit. Il conseillait vivement à Bernis de courir la carrière de la diplomatie, lui prédisant de grands succès, et il lui faisait promettre d’aller s’expliquer avec le cardinal de Fleury, « Vous savez parler, lui disait-il ; votre candeur et votre franchise intéressent pour vous. Les hommes les plus durs ne se défendent guère de cette séduction. Peut-être ramènerez-vous le cardinal, du moins vous n’avez rien à perdre de le tenter. » Et c’était là justement, par une singularité de plus, l’occasion ou la première idée d’une démarche que Bernis, revenu à Paris, allait tenter auprès du cardinal de Fleury, — qui devait finir si étrangement par un bon mot devenu historique.

La scène ne laissait pas d’être curieuse. Une audience avait été ménagée à Bernis par un personnage puissant auprès du vieux