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l’instruction populaire de notre siècle. Néanmoins, quelle qu’ait pu être l’utilité de l’enseignement mutuel comme méthode de transition, il devait succomber par les défauts réels et incontestables que relève M. Gréard avec justesse et précision.

L’avantage évident de l’enseignement mutuel était de pouvoir instruire à la fois un très grand nombre d’enfans en les divisant en un certain nombre de groupes, dont chacun était conduit par un élève plus âgé, appelé moniteur, qui faisait l’office du maître. C’était là un notable bienfait ; mais on voit tout d’abord le premier effet fâcheux de ce système, c’est que le plus grand nombre des élèves n’avaient d’autre maître que le moniteur ; le maître n’enseignait directement qu’aux moniteurs eux-mêmes. Dès lors l’intérêt du maître était de se former le plus tôt possible « un bon instrument. » Les moniteurs étaient instruits « non pour eux-mêmes, mais pour les autres. » Il s’agissait moins « d’apprendre à fond que d’apprendre vite. » Un autre inconvénient, c’est qu’on ne s’occupait pas de l’équilibre des facultés. On allait tout de suite à la spécialité. L’un était formé pour la grammaire, l’autre pour le calcul. On les dressait au métier avant qu’ils eussent appris réellement ce qu’ils devaient savoir.

On voit aussi, au point de vue pédagogique, le défaut de ces maîtres improvisés qui, étant eux-mêmes des enfans, ne pouvaient que simuler le rôle des maîtres, en prendre l’extérieur et les procédés matériels, mais non l’influence morale, celle d’un esprit mûr et formé, qui, ayant d’abord fait la lumière pour lui-même, sait ensuite la faire pénétrer dans autrui. Le moniteur n’avait pas de livres dont il pût se servir : il n’avait que des procédés, c’était le mot même de l’école. Les questions étaient toutes préparées d’avance : il n’y avait qu’à les apprendre par cœur ; et bien entendu il devait en être de même des réponses : cependant le sentiment de l’initiative est si fort que les moniteurs y mettaient quelquefois du leur ; ils en étaient repris, et le manuel se plaignait que les moniteurs fussent disposés à « altérer les procédés qu’ils devaient appliquer[1]. » En un mot, l’enseignement tournait forcément à la mécanique.

Voilà pour l’esprit ; mais combien plus graves encore les inconvéniens d’un tel système pour l’éducation morale, pour la formation des caractères ? Comment compter sur un enfant, si bien dressé qu’il soit, pour corriger les défauts d’un autre enfant ? Il y a bien une éducation mutuelle dans les écoles ; mais elle se fait souvent à coups de poing, et elle est tout à fait inconsciente : ce n’est pas l’éducation du pédagogue, c’est celle du milieu, des rivaux, des

  1. L’enseignement mutuel avait son manuel sons ce titre : Manuel des écoles élémentaires.