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chef-d’œuvre de Corneille. C’était aussi bien de toutes ses tragédies celle qu’il osait préférer et pour qui, dans le fond du cœur, il nourrissait une prédilection de père. Si quelques situations y sont peu naturelles, si quelques caractères y affectent une perversité plus que tragique, je veux dire gratuitement odieuse, la catastrophe est sans nul doute l’une des plus fortement émouvantes qu’il y ait au théâtre, la langue en est d’une netteté, d’une vigueur que Corneille a rarement atteintes et qu’il n’a jamais dépassées. J’ajoute, — et la remarque a du prix dans un temps comme le nôtre, où les chiffres ont un merveilleux pouvoir, — que de 1715 à 1774 on ne joua pas Rodogune moins de 135 lois. Dans le même espace de soixante ans, on ne joua le Cid que 122 fois, Horace que 121, Cinna 92 fois seulement. Il est curieux à ce propos de noter que sur le programme des « matinées populaires » de l’Odéon, l’une des inventions de M. Duquesnel pour tourner son cahier des charges, le même Cinna ne figure pas.

Quant à Racine, il devrait être de tout temps et tout entier, sauf, bien entendu, la Thébaïde et l’Alexandre, su, distribué, prêt à passer. Car n’est-il pas triste de compter qu’en trente ans, de 1848 à 1878, on n’a pas joué trente fois Mithridate, pas même vingt fois Bajazet ou Iphigénie, pas une fois Bérénice, la plus touchante élégie dramatique, la plus pure, la plus harmonieuse qu’il y ait peut-être dans aucune langue ? Vivons-nous donc dans un temps où l’on n’aurait besoin ni de modèles ni d’exemples, ou sommes-nous tellement dégénérés de nous-mêmes et si peu les fils de nos pères que nous ne sachions plus goûter « une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentimens et de l’élégance de l’expression ? » On dit qu’en ce moment même la Comédie-Française remonte Mithridate. Voilà justement de quoi nous nous plaignons, qu’il faille le remonter.

Autant en dirons-nous de la comédie de Molière. Nous demanderons pourquoi le Bourgeois gentilhomme ne paraît jamais sur l’affiche ? Pourquoi si rarement Monsieur de Pourceaugnac, Amphitryon, George Dandin ? Pourquoi jamais Don Juan ? Encore, quand on les remonte, les entoure-t-on de tout le fracas d’une reprise ! En vérité, comme si c’était quelque comédie bourgeoise, du Sedaine ou du Diderot, que l’on exhumât de l’inconnu ! Serait-ce donc par hasard que tel acteur que l’on pourrait nommer aurait, en quittant le théâtre, emporté dans sa retraite le rôle de don Juan avec celui d’Almaviva ? La Comédie-Française ne devrait pas courir de pareilles aventures. Elle les court cependant, et depuis plusieurs années déjà, tel emploi, sur cette grande et noble scène, tel emploi nécessaire, n’est tenu que par une seule actrice. Tel autre semble, pour l’heure, n’être tenu par personne. Est-ce qu’il n’en devrait pas être de tous les grands rôles du répertoire comme il en était, il y a quelques années, de presque tous les grands rôles