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sur la question religieuse, avait étouffé dans leurs germes les tendances expérimentales, vraiment scientifiques, positives, comme on dirait aujourd’hui, qui commençaient à poindre. Mais le christianisme ne devint absorbant qu’avec le IVe siècle, et qu’avait-on fait au siècle d’Auguste ? qu’avait-on fait sous les Antonins ou sous les Sévères ? Comment ! personne n’est curieux de sonder les profondeurs de l’Afrique et de l’Asie, de s’enfoncer dans les régions, inexplorées de la Germanie et de la Sarmatie, de vérifier les contes bleus qui courent sur les Indes et la Chine, de chercher ce qu’il pourrait y avoir encore de côtes accessibles au-delà de la Frise, et si Thulé est bien, comme on le dit, la dernière des terres ! Sénèque avait deviné qu’il n’en était rien, mais nul ne s’offrit pour aller voir ce qu’il en était. Même aux momens les plus brillans du monde antique, il règne je ne sais quelle timidité à l’endroit du lointain, du barbare, des contrées et des mers mystérieuses, qui marche de pair avec la routine scientifique et la peur de sonder les secrets de la nature. Quelques exceptions très rares que l’on pourrait citer n’ôtent rien à la vérité de cette observation.

Hé bien ! ce goût de l’inconnu, Carthage l’avait, et à un degré qui ne s’est plus retrouvé avant les temps modernes. Qui sait ce que la société antique serait devenue si elle s’était moins reposée sur son capital acquis de connaissances et d’arts utiles ? Ni Athènes ni Rome n’ont jamais rien fait de pareil au périple de Hannon, et en réalité les Grecs et les Romains ne connurent de notre globe que ce que les voyageurs tyriens et carthaginois avaient déjà exploré cinq ou six siècles avant notre ère.

Il est donc vrai que, même au nom d’une suprématie au fond justifiée, il est toujours mauvais de supprimer un foyer quelconque de la vie collective. Aucune nation n’a le droit de s’écrier : « Moi seule, et c’est assez ! » L’écrasement d’un peuple vivant, ayant son caractère, son histoire, ses aptitudes spéciales, son génie propre, appauvrit toujours l’humanité dans une certaine mesure, et il est bon que l’historien rappelle souvent aux adorateurs de la force brutale que le meurtre d’une nation est toujours un crime, — un crime qui s’expie toujours. Rome plus savante en géographie aurait mieux connu le monde barbare et mieux su ce qu’elle avait à faire pour conjurer sa perte. Plus curieuse, plus inventive, mieux armée, — et tout cela se tient, — elle aurait autrement résisté aux invasions germaines. Hannibal ne savait guère où se formait insensiblement la coalition des forces qui devaient un jour exécuter son grand dessein et célébrer la chute de Rome sur les tombeaux des Fabius et des Scipions.


ALBERT REVILLE.