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d’impôts ; elles détestaient leurs maîtres. Quand Scipion fut débarqué en Afrique, il n’eut aucune peine à trouver des alliés. Au premier rang, il faut citer le chef numide Massinissa, qui toutefois était alors un roi sans royaume. Une histoire romanesque se mêle à cette campagne classique de Scipion. Plusieurs années auparavant, Scipion s’était rendu d’Espagne à Cirta, aujourd’hui Constantine, pour solliciter l’alliance de Scyphax, chef des Massœsyliens, qui occupaient la région orientale de notre Algérie. Il s’y était rencontré avec le Carthaginois Hasdrubal, venu pour maintenir Scyphax dans l’alliance punique. Celui-ci, par politique, penchait pour l’alliance romaine ; mais Hasdrubal avait une fille, nommée Sophonisbe, d’une exquise beauté, déjà promise à Massinissa. Scyphax en devint éperdument amoureux et, pour l’obtenir, il se décida peur Carthage. Puis il chassa Massinissa de son état héréditaire qu’il s’appropria. Mais plus tard, Scipion, une fois établi en Afrique, fournit à Massinissa les moyens de se venger. Scyphax fut défait, sa ville prise, lui-même tué dans le combat. Massinissa considéra Sophonisbe comme sa plus belle conquête et l’épousa le soir même de sa victoire. Cela ne fit pas du tout le compte de Scipion, qui redoutait l’influence de la superbe Carthaginoise sur son ancien amant, devenu son époux par droit de conquête, et il lui intima l’ordre de la congédier. Massinissa n’osa désobéir, mais, soupçonnant quelque visée personnelle dans les injonctions de Scipion, il envoya pour cadeau de noces à Sophonisbe une coupe de poison. Celle-ci la but avec courage, se bornant à cette observation, que sa mort serait venue plus à propos si elle n’avait pas suivi de si près ses secondes noces[1].

Pour en revenir à l’objet principal de notre étude, il faut donc reconnaître que l’entreprise d’Hannibal était justifiée quant au but proprement dit, l’écrasement de la puissance romaine en Italie même ; elle l’était encore par la confiance que le jeune général avait le droit d’avoir en lui-même. Il s’en fallut de si peu que Rome s’abandonnât après les désastres inouïs dont elle fut accablée qu’on ne peut accuser Hannibal de s’être lancé dans une folle aventure à la Pyrrhus ; mais cette entreprise devait avorter par des causes qu’il ne pouvait prévoir, l’extraordinaire fermeté du sénat, la fidélité des cités italiennes et l’incroyable incurie du gouvernement carthaginois. Il reste donc un de ces hommes dont la défaite finale ne diminue pas la grandeur.

  1. On comprend aisément qu’on tel sujet ait souvent tenté les auteurs de tragédies, d’autant plus qu’on se conformait presque à l’histoire en se renfermant dans la règle des unités. La Sophonisbe de Mairet fut même la première tragédie française régulière. Outre Mairet, Corneille et Voltaire, trois auteurs moins connus ont mis ce sujet sur la scène. Malheureusement aucun de ces essais ne peut compter parmi les chefs-d’œuvre de la littérature.