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cause commune avec lui. Cet espoir fut déçu ; à peine quelques villes, telles que Capoue, se rangèrent de son côté. Rome était-elle donc tellement aimée ? Non ; mais après tout son joug était italien et on se souciait fort peu de passer sous celui de Carthage. On se défiait trop des compatriotes d’Hannibal pour s’enrôler à sa suite. Nous trouvons une confirmation frappante de cette supposition dans le fait que, vers le milieu de la guerre, plusieurs villes de la confédération romaine déclarèrent qu’elles ne fourniraient plus à Rome ni argent, ni soldats, et que le sénat, fort habilement, se garda bien d’insister. N’est-ce pas la preuve qu’il redoutait par-dessus tout de les voir se révolter ?

Cet échec politique renferma le général carthaginois dans un cercle vicieux. Il lui fallait nourrir son armée, la payer, la recruter, et sa façon de faire la guerre en se transportant continuellement d’un lieu à l’autre ne lui permettait pas d’organiser rien qui ressemblât à un gouvernement stable. A peine avait-il quitté une ville que les Romains y rentraient après lui. C’était uniquement par des contributions de guerre et par un pillage plus ou moins régulier qu’il pouvait faire face aux exigences de sa position. L’Italie du centre et du sud fut donc mise en coupe réglée par celui qui aurait voulu être accueilli comme son libérateur. Plus le temps marcha, quand surtout son astre eut pâli, plus les cités italiennes se trouvèrent d’accord avec Rome pour faire d’énergiques efforts contre le dévastateur dont on ne pouvait plus attendre aucun bien, qui ne pouvait plus faire que du mal. Il était donc condamné à ne pouvoir espérer le succès final que du concours des peuples italiens, et, d’autre part, à ne vivre, lui et son armée, que par des moyens qui rendaient ce concours improbable.

Hannibal passe à bon droit pour un des plus grands capitaines de l’antiquité et des temps modernes. Comme tacticien, il était hors ligne ; comme général, il possédait l’art de se faire aimer des soldats ; il avait l’esprit prodigieusement habile en ressources et cette intuition, propre aux grands hommes de guerre, qui leur permet de saisir à point nommé le moment et le moyen des grands coups qui décident les grandes journées. C’est une épopée que ces dix-sept ans de guerre soutenue par l’énergie d’un seul homme, en pays étranger, hostile, aux portes de la plus grande puissance militaire du monde d’alors, constamment entouré de forces supérieures et bien plus cohérentes que les siennes, devant faire une armée compacte avec les élémens les plus hétérogènes, Numides dépaysés Espagnols apathiques, Gaulois turbulens, Grecs aventuriers, n’ayant pour les animer ni cette rancune traditionnelle, qui permit à Alexandre de lancer la Grèce entière contre la Perse, ni cette solidarité du patriotisme qui valut aux Scipion et aux Bonaparte des