Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de grands fleuves venant on ne savait d’où, qu’on arrivait dans des régions froides, brumeuses, désolées, habitées par des peuples farouches, sans aucune culture. Cela faisait l’effet d’un Labrador, d’un pays d’Esquimaux. Mais les marchands phéniciens ne divulguèrent jamais volontiers ce qu’ils allaient faire sur ces bords dangereux où la mer respirait, c’est-à-dire soulevait et abaissait deux fois par jour son sein monstrueux. Longtemps ils eurent le monopole des belles cargaisons d’étain, de cuivre et d’ambre qu’ils obtenaient des sauvages enchantés en échange de bibelots insignifians.

Chose à noter, le Phénicien, essentiellement trafiquant et navigateur, n’est ni militaire ni par conséquent conquérant. Il se défend énergiquement quand il est attaqué chez lui, mais il a peu de goût pour l’empire territorial. Quelque chose de cette disposition se retrouve chez plusieurs peuples commerçans modernes, les Hollandais par exemple. Quand ils font des conquêtes, ce n’est pas pour le plaisir d’en faire et de les gouverner, ce n’est pas même avant tout dans l’intérêt de leur sécurité nationale, c’est surtout pour s’assurer des avantages commerciaux. En règle ordinaire ils se contentent du droit pur et simple d’établir des factoreries ou des comptoirs le long des côtes, ils trafiquent librement avec les indigènes, l’absence de concurrens leur vaut un monopole très lucratif, et cela suffit à leur ambition. Carthage fut imbue du même esprit ; même quand elle se vit amenée à devenir plus conquérante que sa mère tyrienne, ce fut uniquement dans l’intérêt de sa tranquillité en Afrique et de son commerce maritime. Ses citoyens, intrépides nautoniers, répugnaient au service militaire ; du moins ils ne recherchaient que les hauts grades. Ses armées ne se composaient guère que de mercenaires recrutés un peu partout ; mais elle était assez riche pour les solder largement, et elle entendait qu’on la servît bien pour son argent. Tant pis pour la chair à bataille si elle répugnait à se faire tuer, elle était payée pour cela, et le payeur s’en souciait comme de rien.

Nous touchons ici l’un des traits caractéristiques de cette civilisation tyro-carthaginoise, qui a tant contribué au progrès général de notre race occidentale, mais certainement sans le savoir ni le vouloir. Malgré tout ce qu’on en a dit, il ne paraît pas que les Carthaginois aient été plus perfides et plus cruels que tant d’autres peuples de l’antiquité, que les Romains, par exemple, qui ont le plus contribué à leur faire cette réputation détestable. On voit même, qu’en plus d’un endroit, en Sicile entre autres, les populations indigènes ou de sang hellène préférèrent plus d’une fois le régime carthaginois à celui que les Romains voulaient leur imposer. D’autre