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de nos côtes septentrionales dans un temps où nos pères connaissaient tout au plus le nom de Rome. Elle produisit une littérature indigène que Salluste aurait pu encore étudier auprès des cheiks numides conservant à l’état de trophées héréditaires les débris de ses bibliothèques. Elle sema ses comptoirs sur tout le littoral de l’occident. Elle soutint une guerre de plus d’un siècle avec le peuple le plus célèbre de l’histoire. Cependant rien de plus mal connu que ses origines, sa constitution, son développement social et politique. La faute en est peut-être à cet esprit de dissimulation systématique, résultat fréquent des habitudes commerciales, et dont sa mère, la Phénicie, offre un autre exemple remarquable. Il est des peuples, comme il est des individus, qui détestent qu’on sache ce qui se passe chez eux, quand même ils n’auraient rien à perdre à ce qu’on en fût instruit. Mais il faut surtout chercher la cause de cette ignorance dans le caractère absolu, radical, de la catastrophe où sombra finalement la métropole maritime du vieil occident. Nulle part le Romain ne poussa plus loin l’œuvre de destruction. S’il l’avait pu, il aurait effacé jusqu’au souvenir de la puissance qui l’avait fait trembler. Le vœu de Caton, delenda Carthago, fut accompli à la lettre. Ninive, Babylone, Memphis, sont pour ainsi dire encore debout, comparées à la cité qui comptait 700,000 âmes trois siècles avant notre ère. Nulle part le silence du néant n’a succédé plus morne et plus profond aux bruits de l’activité humaine la plus intense et la plus variée.

Quant aux origines, on sait seulement que Carthage, la Karkhêdôn des Grecs, la Kirjath hadeschath ou ville neuve des Phéniciens, fut primitivement une factorerie tyrienne, comme il y en avait tant sur les côtes méditerranéennes, et un sous-comptoir d’Utique, fondation phénicienne aussi, située plus au nord-ouest du golfe de Tunis et qui passa toujours pour sa cité-mère. On n’a pour évaluer la date de sa naissance qu’une vague tradition, d’après laquelle Carthage serait de cent ans plus vieille que Rome. Dans la haute antiquité, l’Afrique occidentale, les îles de la Méditerranée et l’Espagne furent pour les Phéniciens ce que les Indes et les archipels de la Malaisie sont pour nous. C’est par là que se trouvait la légendaire Tarsis où l’on allait chercher l’or, l’argent, les fruits exotiques, les animaux bizarres à face quasi humaine dont les rois comme Salomon faisaient leurs délices et que le commerce répandait en Égypte et en Asie. Le jour vint que le détroit de Gadès ou de Gibraltar fut franchi par ces hardis spéculateurs. Les colonnes d’Hercule durent être déplacées. On sut vaguement qu’au-delà se trouvait une mer sans limites à, l’ouest, mais qu’on pouvait remonter vers le nord sans perdre de vue les côtes, qu’on passait devant