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remplacement du fugitif. Les circonstances exigeaient une extrême prudence, et des écrivains qu’on pouvait appeler à cette tâche difficile les uns étaient compromis par leurs antécédens politiques, les autres compromettans ou peu soucieux de se charger d’un devoir qu’ils prévoyaient gros de périls. Ce fut alors que le directeur de la Revue eut la bonne inspiration de faire appel au dévoûment de ce jeune homme dont il avait-éprouvé depuis plus de six ans déjà la sûreté de jugement, la modération sans mollesse, la fermeté sans obstination, la nature à la fois conciliante et droite. Nul choix ne pouvait être plus heureux, car de toutes les qualités nécessaires pour passer ce difficile moment il n’en manquait pas une seule à notre ami. Il s’agissait pour la Revue de tenir ferme sans le fléchir son drapeau constitutionnel, et, devoir plus important encore peut-être, de maintenir l’indépendance des écrivains sans donner prise à la malveillance de l’autorité, de rester libérale en un mot sous un gouvernement qui suspendait toute liberté. Avec bien de la finesse et de la sagacité, M. Charles de Mazade trouva le biais délicat qui lui permettait de ne rien taire sans éveiller les ombrages de l’Olympe d’alors ; ce biais consista à donner aux affaires extérieures le pas sur les affaires françaises et à introduire dans la chronique un certain élément littéraire et critique qui lui était jusqu’alors resté étranger. Il disait son mot à demi-voix sur les questions intérieures, et achevait sa pensée par le moyen de l’Italie ou de l’Espagne, ou sous le prétexte d’une publication nouvelle ou d’un incident littéraire. Pendant six ans, il fut notre pilote, et par sa prudence nous garantit à nous tous écrivains notre sécurité. Ce sont là de ces services que la plupart ignorent, mais que ceux qui les connaissent ne peuvent oublier.

Il conserva cette chronique jusqu’au milieu de 1858, époque à laquelle il l’abandonna à Eugène Forcade, qui la prit dans des conditions de succès autrement favorables que ne l’avait fait M. de Mazade après le coup d’état. À ce moment l’empire, déjà compromis auprès des partis religieux et conservateurs, s’était relâché de sa rigueur systématique, et se trouvait obligé d’endurer une certaine discussion denses actes. Le parti libéral sentait qu’il y avait, dans ce pouvoir jusqu’alors si bien crénelé, une fissure qui pouvait aisément devenir brèche ; ce fut à l’élargir qu’Eugène Forcade se consacra. Le retentissement de ses chroniques, surtout des premières, fut grand ; ce fut comme un clairon sonnant la diane de la liberté dans la fraîcheur de l’aube après une longue nuit maussade et brumeuse. Mais il est douteux que son succès eût été aussi considérable si, au lieu de ce rôle de clairon, il avait été, comme notre ami de Mazade, obligé de remplir celui de veilleur patient