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que de toutes les habitudes la plus utile à contracter est la résignation ou, comme il le disait, une certaine modestie de désirs et de jouissances. Il savait aussi que « toutes les sources de bonheur sont comme certaines sources minérales, moitié chaudes et moitié froides, à la fois troubles et limpides, qu’il y a en toutes choses un côté plus amer, parce que l’autre est plus délectable, » que la gêne et la souffrance aiguisent en nous le sentiment du plaisir, et que dans ce monde tout s’achète et tout se paie. Il avait découvert que l’ennui a son utilité, qu’il est juste de savoir gré aux ennuyeux de la vive allégresse que nous éprouvons quand ils prennent congé de nous ; il avait pour principe que la solitude et la distraction ne peuvent, être ni l’une ni l’autre l’état constant du sage, « qu’il convient de les entremêler de telle sorte qu’il s’ensuive le désir de l’état dans lequel on ne se trouve pas, que lorsqu’on peut espérer ce qu’on désire, on a toute la somme de félicité accordée à notre machine pensante, attendu qu’obtenir ce qu’on a désiré est déjà un acheminement à l’inquiétude, au malaise et à la douleur. » Sa philosophie pratique ne fit que s’affermir avec l’âge. Trop sensible aux premières approches de la vieillesse, il se réconciliait avec elle en pensant qu’elle est après tout le seul moyen qu’on ait encore inventé pour vivre longtemps, que nous connaissons en détail cette méchante auberge dans laquelle le sort nous a logés, « que l’autre, celle qui nous attend de l’autre côté, est bien étroite et bien froide. » Était-ce Rabelais ou Marc-Aurèle qui lui avait enseigné que nous devons de plus en plus nous détacher de tout ce qui ne dépend point de nous, qu’il est bon de se confire dans le mépris des choses fortuites, que le souverain bien est le contentement de soi, qu’il faut arriver de jour en jour à s’aimer mieux soi-même, et que cette joie est refusée aux oisifs ? Il en concluait que le travail est le premier besoin de l’homme, qu’il importe de beaucoup travailler, « sans toutefois se refuser de loin en loin quelques petites affaires de cœur. »

On n’échappe pas aux idées noires. Delacroix avait ses nuits d’insomnie pendant lesquelles le problème de la destinée le prenait à la gorge. Il conversait avec Pascal, qui lui représentait que le travail lui-même n’est qu’une distraction inventée par l’homme pour se cacher l’horreur de sa profonde misère. Il s’écriait alors : « Que ce monde est bizarre ! Pourquoi sommes-nous encore là ? pourquoi d’autres n’y sont-ils plus ? Inexplicable vie, abîme de tristesse et d’ennui quand on regarde pardessus bord. Il faut se tenir coi dans sa cale comme des passagers dans leur cabine, et ne pas sonder, même du regard, les profondeurs qui nous environnent… Dans la maladie, dans certains momens de solitude, quand le but de tout cela s’offre nettement dans sa nudité, il faut à l’homme doué d’imagination un certain courage pour ne pas aller au-devant du fantôme et embrasser le squelette. » Il n’embrassait pas le