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s’intéressait à tout, même aux indifférens, : même aux sots. La plus intelligente des princesses royales de ce temps confessait dans un moment de sincérité que la cour est sans conteste l’endroit du monde où l’on s’ennuie le plus. Delacroix ne s’y ennuyait pas ; il entendait des Te Deum en grand costume, il assistait à des banquets, où il s’amusait avec les imbéciles autant qu’avec les gens d’esprit, « Confondus dans cette foule, tous les hommes se ressemblent ; un sentiment commun les anime, celui de se pousser et de passer sur le corps du voisin. C’est un spectacle plein d’intérêt pour un philosophe qui n’est pas encore revenu de toutes les vanités. » Les philosophes ont sur les princesses royales ce grand avantage que, lorsqu’ils vont à la cour, ils en prennent ce qui leur convient ! et qu’ils s’en vont quand il leur plaît ; les princesses n’ont pas le droit de choisir, elles n’ont pas non plus le droit de s’en alter.

Delacroix se plaignait d’être souvent tourmenté par ses chimères. Il ne faut pas calomnier l’imagination ni méconnaître ses bienfaits. Tour à tour elle nous chagrine, elle nous fatigue par ses obsessions, ou elle console, elle enchante nos ennuis par ses promesses. C’est elle qui double le prix des petits bonheurs, elle les assaisonne, elle leur donne le sel et la grâce. Rousseau disait que la joie est plus amie des liards que des louis. Les petits bonheurs sont une plante qui pousse partout, il y en a pour tout le monde, et personne n’a su mieux les goûter que Delacroix. La Saint-Sylvestre fêtée avec deux amis lui causait des ravissemens. « Que les pots, les ripailles sont de douces choses ! Là, à la lumière de la chandelle tout unie, on s’établit sur une table où l’on s’appuie les coudes, et on boit et mange beaucoup pour avoir beaucoup de ce bon esprit d’homme échauffé. C’est là la gaîté, et que la nôtre est vraie ! Ah ! que les potentats et les grands politiques sont à plaindre de n’avoir point de Saint-Sylvestre ! .. Mon ami, enveloppons-nous dans notre manteau, si nous en avons un. Gardons encore une vieille bouteille pour l’amitié ; tout cela nous mènera à quelque chose… Pousse-toi, mon cher bon, poussons-nous, et tâchons d’avoir, avant de tordre l’œil, un peu de pain et d’indépendance dans ce bas monde. Une petite bibliothèque, quelques bons vins et quelques bonnes choses encore. Le reste, comme dit mon ancien ami Sardanapale, ne vaut pas un fétu. » Que ne trouve-t-on pas au fond d’une vieille bouteille ? On en fait sortir à volonté des souvenirs, des songes, des espérances, des enchantemens, et tout cela mène à quelque chose. On finit par avoir pignon sur rue, on devient propriétaire à Champrosay, et, bien que Champrosay ressemble un peu trop à un village d’opéra-comique, ony passe de délicieux momens. On regarde couler la Seine, on voit aller et venir des bateaux qui montent ou qui descendent, on observe les pêcheurs à la ligne, qui vous enseignent les longues patiences. C’est là aussi qu’on savoure