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par les yeux d’un homme supérieur, qui ne lui donne pas toujours toutes les explications nécessaires. Delacroix dédaignait souvent de s’expliquer ; il s’écriait : « Tant pis pour qui ne me comprend pas ! » Il avait beaucoup lu, beaucoup médité, beaucoup réfléchi, et rien ne lui était étranger. En littérature il aimait le beau sous toutes ses formes ; il adorait Shakspeare, il admirait Byron, il goûtait aussi Racine, qu’il appelait le romantique du XVIIe siècle ; il s’attendrissait en lisant Tancrède, et il avait le culte des anciens, « si vrais, si purs, si entrans dans nos pensées. » Il vivait dans le commerce intime des grands poètes, et il était lui-même un grand poète, la brosse à la main.

Ses œuvres n’étaient pas accessibles de plain-pied aux esprits incultes, et on n’y trouvait rien qui pût plaire aux esprits grossiers. Il possédait la suprême distinction, l’élégance, la grâce exquise ; il avait tous les nobles mépris, et il détestait ce prétendu réalisme qui s’applique à ne voir et à ne représenter que les côtés bas de la vie. Bien qu’ils s’en défendent, les faux réalistes ont fait leur choix, ils vont où leur goût les porte, il y a beaucoup de convenu, beaucoup de procédés dans leur affaire. Ils ne croient qu’au bistouri, ils analysent le cœur humain comme on vide un abcès, la manche retroussée jusqu’au coude ; la physiologie n’a pour eux point de secrets, ils s’en sont fait une muse, ils expliquent tout par le jeu des viscères ; ce sont des puits de science, mais au fond de ces puits il n’y a le plus souvent qu’un quidam mal élevé. Goethe disait aux artistes, aux écrivains : « Choisissez votre sujet comme vous l’entendrez, racontez-moi ce qu’il vous plaira ; mais que je reconnaisse à votre accent que l’homme qui me parle est un homme de bonne compagnie. » On a quelquefois l’occasion d’entendre de vilaines histoires racontées par des goujats ? ; c’est un plaisir qu’il n’est pas difficile de se procurer ; nous ne pensons pas toutefois que ce soit le but suprême de l’art. Delacroix ne le pensait pas non plus ; il avait peu de goût pour le ruisseau et pour ce qu’on y trouve, et il n’allait pas chercher son bien dans le panier aux ordures., Un jour qu’il avait visité un musée phrénologique, où l’on avait rassemblé les têtes de trois ou quatre idiots, deux assassins voleurs, trois voleurs non assassins et un assassin par vertu, il écrivait à l’un de ses amis : « En vérité, l’homme n’a-t-il reçu le don de réfléchir et de comparer que pour s’appliquer à la poursuite des sottises les plus grossières ? .. Des charognes analysées avec la patience que mettent les corbeaux à dépecer les cadavres ! Je retrouve partout, en les détestant davantage, les savans étalant à plaisir sur ces lambeaux les contradictions de leurs connaissances bornées. » L’horrible lui répugnait autant que le fade. Il se piquait de démontrer qu’on peut être romantique et avoir du bon sens et de l’élévation ; il estimait que la brutalité n’a rien de commun avec la force, que sans la mesure et sans le choix on n’est pas un artiste, et « . que ce n’est pas un