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pendant qu’on en offrait 4,000 pour un Ange gardien, qui ne valait ni plus ni moins que ce que vaut d’ordinaire cette sorte de marchandise. Quand on le chargea de peindre, pour le Musée de Versailles, l’entrée des croisés à Constantinople, on lui fit entendre que le roi Louis-Philippe désirait autant que possible un tableau qui n’eût pas l’air d’être un Delacroix. N’avait-il pas sujet de s’écrier : « Être comme tout le monde, voilà la vraie condition pour être heureux ? » C’est aussi la meilleure condition pour entrer du premier coup à l’Académie des beaux-arts. Cette ambition lui était venue, et, pour la satisfaire, il se remuait comme un autre ; il se piquait au jeu, on se pique toujours à ce jeu. Il confessait à ses amis « qu’il s’était embâté de cette sottise, qu’il était sur la piste de deux ou trois intrigues. » — « Je ne néglige rien ; puisque je me suis mis en campagne, j’irais en Chine, s’il était possible, pour me faire appuyer. » Il n’avait pas besoin d’aller jusqu’en Chine pour trouver des Chinois, il y en a partout. Il se faisait modeste et tout petit pour se gagner la faveur ou l’indulgence des mandarins. Si nous avons bonne mémoire, il a raconté dans l’un de ses carnets, qui n’ont pas été publiés, qu’il y avait du temps de Louis XV un homme qui avait la manie de mettre le doigt dans tous les trous. C’était son seul titre à la célébrité. Il fut inscrit sur une liste de gens de cour qui sollicitaient un régiment, et Louis XV, en voyant son nom, s’écria : — Ah ! c’est l’homme qui met son doigt dans tous les trous ; il faut lui donner le régiment. — Delacroix n’avait garde de compter sur la supériorité de son talent, sur les éblouissemens de sa palette, pour fléchir les rigueurs des mandarins. Il se flattait que dans un jour de bonne humeur ils découvriraient en lui quelque qualité vulgaire, quelque mérite subalterne, qui lui ferait trouver grâce devant eux et les déciderait à lui pardonner son génie. Il ne fut pas trompé dans ses espérances, il fut enfin de l’Institut ; mais il avait trop attendu, les désirs finissent par s’émousser, et les succès longtemps espérés perdent leur saveur. On se dit : Eh ! bon Dieu, ce n’était donc que cela !

A la malveillance, aux lardons, aux coups d’épingle des pédans s’ajoutaient les injustices de la critique et de la foule ignorante. Delacroix avait toutes les qualités qui déplaisent aux représentans du goût académique, la franchise de l’inspiration, l’audace du parti pris, l’horreur du convenu, la sincérité et la puissance de l’émotion jointes au parfait naturel ; mais il y avait aussi en lui quelque chose qui étonnait et effarouchait le vulgaire. Il est le dernier des grands peintres qui aient porté dans la peinture d’histoire une façon absolument personnelle de voir et de sentir ; il renouvelait tous ses sujets, il a fait dire à la peinture religieuse elle-même ce qu’elle n’avait pas dit avant.lui. Le vulgaire ne s’intéresse qu’à sa propre façon de sentir ; il lui faut du temps pour s’initier aux mystères du génie, pour consentir à voir le monde