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une nature énergique et fière, maîtresse de ses secrets. L’homme au gilet vert était de la race des lions ; il y a des choses que les lions ne disent qu’à eux-mêmes, il est des confidences qu’ils ne font qu’à leur journal intime.

Les carnets seraient particulièrement précieux pour les artistes ; Delacroix y consignait non-seulement ses jugemens sur la peinture et sur les peintres, mais quelques-uns de ces procédés qu’il avait inventés à son usage et qui ont fait de lui un incomparable coloriste. Sa correspondance est très sobre de renseignemens à cet égard. Les artistes y trouveront cependant plus d’une page à leur adresse, des maximes dont il ne tiendra qu’à eux de faire leur profit, des réflexions sur le vrai et sur le faux idéal, sur les défauts du temps présent, sur l’habileté de main poussée à l’excès, sur la recherche maladive de l’effet, sur l’abus du détail qui produit l’éparpillement, sur les faiseurs de morceaux qui ne voient pas l’ensemble et qui se croient des génies, sur l’esprit de sacrifice sans lequel on ne fait rien de grand, sur « cette petite vérité étroite qui n’est pas celle des maîtres et qu’on cherche péniblement terre à terre avec un microscope. » — « Il n’y a peut-être pas de plus grand empêchement à toute espèce de véritable progrès que cette manie universelle à laquelle nous avons tout sacrifié. C’est elle qui empêche de sacrifier tout ce qui n’est pas absolument nécessaire au tableau, qui fait préférer le morceau à l’ensemble et qui empêche de travailler jusqu’à ce qu’on soit véritablement satisfait. »

Si Delacroix parlait quelquefois de peinture dans ses lettres, il y parlait plus souvent de ses peines, de ses joies, dès expériences qu’il avait faites et des leçons qu’il se donnait à lui-même à propos de tout ce qui lui arrivait. Ces lettres, qui embrassent un espace de quarante-huit années, nous font connaître l’homme encore plus que l’artiste ; elles nous retracent dans ses traits principaux l’histoire d’un grand esprit, qui a enduré bien des tribulations, qui a eu bien des déboires, bien des traverses à essuyer, qui a passé sa vie à batailler contre la vie, et qui est sorti victorieux de la lutte, sans y avoir perdu sa force, son courage, ni même sa gaîté. Voilà qui est intéressant non-seulement pour les artistes, non-seulement pour les ermites, mais pour tout le monde.

Delacroix avait plus d’une raison pour ne pas être heureux. Il se plaignait souvent de sa petite santé qui lui causait beaucoup de chagrins, beaucoup de misères. Il se plaignait aussi des rigueurs de la destinée. N’était-il pas dur pour un homme dont le père avait été ambassadeur, ministre des affaires étrangères, de n’avoir hérité de lui qu’une escarcelle vide ? Orphelin de bonne heure, il avait perdu dans un procès toute la fortune de ses parens ; on nous assure que son patrimoine s’était réduit à deux couverts d’argent, accompagnés d’un pot à l’eau en